L’énigme de la jaquette

De quand date réellement cette jaquette ?

De quand date réellement cette jaquette ?

Les personnes qui rechercherait un exemplaire de la traduction de L’art de la guerre de Sun Tzu publiée par les éditions L’impensé radical se verraient présenter trois titres différents. Cela tient au succès rencontré par la traduction de Samuel Griffith parue aux éditions Flammarion en 1972, un an seulement après celle de L’impensé radical. Ainsi, « Les treize articles » de 1971 avec une couverture présentant une partie de go se sont vus affublés d’une jaquette rouge et blanche rebaptisant le traité « Les treize articles sur l’art de la guerre », puis, à la faveur d’une réimpression en 1978 : « L’art de la guerre » (cette dernière édition gommait en outre quasiment toute référence à la filiation avec la traduction du père Amiot). La mue était complète !

La jaquette rouge et blanche mettait en exergue un extrait de l’article paru dans le numéro d’été 1972 de la revue Tel quel, article signé Julia Kristeva :

Les Treize Articles présentent les pratiques militaires basées sur une appréciation dialectique des contradictions spécifiques de la guerre : les lieux, les armements, les moyens d’attaque selon les dispositions matérielles et idéologiques des deux parties, etc. Chaque élément est vu comme un procès dans lequel se confrontent deux aspects sous des formes à chaque fois concrètes et spécifiques. La pratique juste est celle qui tient compte des deux aspects du procès, utilise l’un pour atteindre l’autre à l’intérieur d’un mouvement qu’aucun arbitraire ne peut arrêter. Pour avoir placé la dialectique comme loi du monde objective, pour l’avoir décelée dans les rapports des sujets et des groupes humains, et pour en avoir fait – en conséquence – la science de la pratique militaire, les écrits de Sun Tse nous apparaissent aujourd’hui comme des précurseurs de la logique de la guerre populaire en même temps que de la lutte idéologique.

Le 4e de couverture de la jaquette reprenait quant à lui des commentaires émis par de grandes figures françaises, aujourd’hui toutes disparues, qui louaient le texte de Sun Tzu : Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze et Jean Chesneaux.

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A propos de L’impensé radical

1971 : Une couverture présentant une partie de go

1971 : Une couverture présentant une partie de go

En 1969 s’ouvrait à Paris une petite librairie confidentielle, L’impensé radical. Ce nom allait s’imposer pendant 20 ans au sein de la communauté des amateurs de stratégie.

C’est en effet en janvier 1969 que Luc Thanassecos, alors encore étudiant en sciences politiques, racheta la librairie Le meilleur des Mondes, la rebaptisa et lui donna une toute autre direction : les œuvres de stratégie. Point particulier : Luc Thanassecos était un grand joueur ; outre les traditionnels échecs, il officiait dans le monde naissant du go. Il fut ainsi entre autre fondateur du premier club français de cette discipline et en édita les premières revues. Echecs et go, ces deux classiques ne furent pas les seuls jeux à lui être redevables : shogi, djambi, xiangqi, awélé, mah-jong, … Tous ces noms aujourd’hui familiers aux joueurs doivent une grande partie de leur découverte à L’impensé radical, qui les édita comme boîtes de jeu et publia presque à chaque fois un voire plusieurs ouvrages sur le sujet. La librairie fonctionnait comme un véritable laboratoire : n’importe qui pouvait y entrer pour simplement faire une partie de ces jeux encore inconnus du grand public.

En tant que maison d’édition, L’impensé radical fit également très occasionnellement paraître des titres plus généraux parmi lesquels, en 1971, Les treize articles d’un certain Sun Tse[1]. Version fortement remaniée de la traduction du père Amiot de 1772, la couverture représentait… une partie de go ! Le succès du traité chinois fut au rendez-vous, puisque trois réimpressions virent le jour (en 1972, 1976 et 1978). Dans ce cadre, la dernière ne resta pas insensible à la consécration de la traduction française de la version de Samuel Griffith parue en 1972 aux éditions Flammarion : en 1978, la version de L’impensé radical fut rebaptisée « L’art de la guerre » et affichait une couverture plus conventionnelle, supprimant la référence au jeu de go.

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Des raisons de l’imposture du père Amiot

Le père Amiot. Des sources de piètre qualité dans une langue difficile ont conduit le jésuite à produire une traduction aujourd’hui largement surpassée.

Le père Amiot. Des sources de piètre qualité dans une langue difficile ont conduit le jésuite à produire une traduction aujourd’hui largement surpassée.

Après avoir vu dans le billet précédent pourquoi la traduction du père Amiot avait pu être qualifiée d’« imposture » par le sinologue britannique Lionel Giles, nous allons maintenant chercher à en comprendre les raisons.

Force est déjà de constater que le texte livré par le père Amiot est 2,5 fois plus long que les traductions modernes (24969 mots contre 9668 pour celle de Jean Lévi[1]). La raison en est que le père Amiot mêlait à sa traduction commentaires et explications de texte[2]. Le jésuite ne s’en cachait d’ailleurs pas :

« J’entrepris donc, non pas de traduire littéralement, mais de donner une idée de la manière dont les meilleurs auteurs chinois parlent de la guerre, d’expliquer d’après eux leurs préceptes militaires, en conservant leur style autant qu’il m’a été possible, sans défigurer notre langue, et en donnant quelque jour à leurs idées, lorsqu’elles étaient enveloppées dans les ténèbres de la métaphore, de l’amphibologie, de l’énigme ou de l’obscurité. » (Discours du traducteur in Art militaire des Chinois, 1772, pp. 6 à 9.)

Il est cependant curieux d’observer que si de nombreux commentaires sont inclus dans le texte, certains en revanche figurent en note de bas page :

« Il y a, dit le commentateur, neuf sortes de terrains où une armée peut se trouver ; il y a par conséquent neuf sortes de lieux sur lesquels elle peut combattre ; par conséquent encore il y a neuf manières différentes d’employer les troupes, neuf manières de vaincre l’ennemi, neuf manières de tirer parti de ses avantages, et neuf manières de profiter de ses pertes mêmes. C’est pour mieux faire sentir la nécessité de bien connaître le terrain, que Sun-tse revient plus d’une fois au même sujet, et qu’il place cet article immédiatement après celui où il traite expressément de la connaissance du terrain. » (chapitre 11)

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La traduction du père Amiot : une imposture !

L. Giles ne portait vraiment pas haut dans son estime la traduction du père Amiot...

L. Giles ne portait vraiment pas haut dans son estime la traduction du père Amiot…

En 1910, le sinologue Britannique Lionel Giles publiait sa traduction anglaise de L’art de la guerre[1]. Il y écrivait en préface : « La soi-disante « traduction » du Sun Tzu [par le père Amiot] n’est rien moins qu’une imposture […]. Elle contient beaucoup de propos que Sun Tzu n’a pas écrits, et très peu de ce qu’il a réellement écrit ». Le jugement est dur, mais il est pourtant exact que bien souvent, les préceptes figurant dans la traduction du jésuite ne se retrouvent dans aucune version moderne. Le chapitre 5 commence par exemple ainsi :

« Sun-tse dit : Ayez les noms de tous les officiers tant généraux que subalternes ; inscrivez-les dans un catalogue à part, avec la note des talents et de la capacité de chacun d’eux, afin de pouvoir les employer avec avantage lorsque l’occasion en sera venue. Faites en sorte que tous ceux que vous devez commander soient persuadés que votre principale attention est de les préserver de tout dommage. »

Rien de ce qui est écrit ici ne figure dans le texte de Sun Tzu ! Si ces propos pourraient toutefois n’être vus que comme une extrapolation des enseignements de L’art de la guerre, il y a pire : les faux-sens ! Les idées de Sun Tzu se révèlent en effet bien souvent incorrectement rendues. Ainsi lorsque le père Amiot traduit au chapitre 6 :

« Si, lorsque [les bataillons ennemis] prennent la fuite, ou qu’ils retournent sur leurs pas, ils usent d’une extrême diligence et marchent en bon ordre, ne tentez pas de les poursuivre ; ou, si vous les poursuivez, que ce ne soit jamais ni trop loin, ni dans les pays inconnus. »

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1772, Sun Tzu atteint l’Occident

La toute première version de L'art de la guerre du monde occidental

La toute première version de L’art de la guerre du monde occidental

En 1772 paraissait à Paris sous le titre « Les treize articles sur l’art militaire, par Sun-tse » (par endroits abrégé en « Les treize articles de Sun-tse ») la toute première traduction française – et du monde occidental – de L’art de la guerre. Le traité ne constituait pas encore un livre en lui-même : il n’était que l’un des textes regroupés dans un recueil plus général intitulé « Art militaire des Chinois ».

Sa traduction en avait été assurée depuis la Chine par un jésuite missionnaire, le père Joseph-Marie Amiot. Ce dernier répondait à la commande du ministre français Henri Bertin qui se montrait très désireux « d’avoir des connaissances sur la Milice Chinoise ». Le texte, parti de Chine en 1766 et arrivé à destination l’année suivante, fut publié cinq ans plus tard (après quelques corrections cosmétiques) par l’orientaliste Joseph de Guignes au sein du recueil sus-évoqué. Le Mercure de France de 1772 indique que l’Art militaire des Chinois ne parut qu’à « un très petit nombre d’exemplaires », sans plus de précisions.

S’il fut correctement recensé et commenté dans toute la presse de l’époque (L’année littéraire, Le journal encyclopédique, Le journal des savants, etc.), il plongea aussitôt dans l’oubli et ne fut plus cité que très épisodiquement durant les deux siècles qui suivirent. Les principales raisons en furent qu’à cette époque, la Chine avait arrêté de fasciner la France, et surtout que paraissait la même année l’Essai général de tactique du comte de Guibert qui focalisa toute l’attention sur le plan militaire. A une exception près[1], le traité passa ainsi totalement inaperçu.

Une réédition de cet Art militaire des Chinois paru pourtant bien en 1782, sous la forme du septième tome (sur quinze) d’une monumentale encyclopédie de la Chine intitulée « Mémoires concernant l’histoire, les sciences, les arts, les mœurs, les usages, etc. des Chinois par les missionnaires de Pé-kin ». Cette nouvelle édition connut malheureusement le même sort, et le traité de Sun Tzu sombra aussitôt dans l’oubli, n’étant plus cité que très épisodiquement par quelques rares érudits orientalistes durant les deux siècles qui suivirent.

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