En 1948 paraissait un ouvrage intitulé Sun Tse et les anciens Chinois. La page de garde indiquait « présentés et annotés par Lucien Nachin » et, en dehors de l’introduction, nulle mention n’était faite du père Amiot. Et pour cause : le texte présenté ici était fort différent de celui paru en 1772.
Nous avions précédemment constaté que la version de Lucien Nachin était 20 % moins longue que l’original du père Amiot (19 190 mots contre 24 969). La raison en est que l’ancien militaire élaguait ce qu’il jugeait inutile ou redondant. Le chapitre 11 s’achève par exemple ainsi :
Père Amiot : « Avant que la campagne soit commencée, soyez comme une jeune fille qui ne sort pas de la maison ; elle s’occupe des affaires du ménage, elle a soin de tout préparer, elle voit tout, elle entend tout, elle fait tout, elle ne se mêle d’aucune affaire en apparence. La campagne une fois commencée, vous devez avoir la promptitude d’un lièvre qui, se trouvant poursuivi par des chasseurs, tâcherait, par mille détours, de trouver enfin son gîte, pour s’y réfugier en sureté. »
Lucien Nachin : « Quand la campagne n’est pas commencée, soyez comme une jeune fille dans sa maison. Quand la campagne est entamée, ayez du lièvre la promptitude et l’ennemi ne pourra tenir devant vous. »
Au-delà de cette compression, Lucien Nachin a surtout reformulé une grande partie du texte de 1772 :
« Certaines expressions, en vieillissant, ont perdu de leur vigueur ; d’autres sont devenues désuètes ; pour la clarté, quelques-unes doivent céder la place à des termes plus modernes et dont le sens est admis par tous. » (Introduction de Lucien Nachin à l’édition de 1948)
La « modernisation » est loin d’être anodine pour le texte. Comparons, à titre d’exemple, la fin du chapitre 1 pour les deux versions :
Père Amiot | Lucien Nachin |
C’est encore avec ces connaissances qu’également instruit de ce que vous pourrez et de ce que vous ne pourrez pas, vous ne formerez aucune entreprise, sans la conduire à une heureuse fin. | Parce que vous saurez distinguer ce qui est possible de ce qui ne l’est pas, vous n’entreprendrez rien qui ne puisse être mené à bonne fin. |
Vous verrez ce qui sera loin de vous comme ce qui se passera sous vos yeux, et ce qui se passera sous vos yeux, comme ce qui en est le plus éloigné. | Avec la même pénétration, ce qui est loin sera vu comme si c’était sous vos yeux et inversement. |
S’il y a quelques dissensions parmi vos ennemis, vous en profiterez habilement pour attirer les mécontents dans votre parti. Les récompenses ne seront pas plus épargnées que les promesses et les dons. | Vous profiterez de la dissension qui surgit chez vos ennemis pour attirer les mécontents dans votre parti en ne leur ménageant ni les promesses, ni les dons, ni les récompenses. |
Si vos ennemis sont plus puissants et plus forts que vous, vous ne les attaquerez point, vous éviterez avec un grand soin d’en venir aux mains avec eux ; vous cacherez toujours avec une extrême attention l’état où vous vous trouverez. | Vous n’attaquerez pas un ennemi plus puissant et plus fort que vous et vous éviterez ce qui peut conduire à un engagement général. |
Il y aura des occasions où vous vous abaisserez, et d’autres où vous affecterez d’avoir peur. Vous feindrez quelquefois d’être faible afin que vos ennemis, ouvrant la porte à la présomption à l’orgueil, viennent ou vous attaquer mal à propos, ou se laissent surprendre eux-mêmes et tailler en pièces honteusement. | Toujours, vous cacherez à vos adversaires l’état dans lequel sont vos troupes : parfois, vous ferez répandre le bruit de votre faiblesse, ou vous feindrez la peur pour que l’ennemi, cédant à la présomption et à l’orgueil, ou bien vous attaque imprudemment, ou bien, se relâchant de sa surveillance, se laisse lui-même surprendre. |
Vous ferez en sorte que ceux qui vous sont inférieurs ne puissent jamais pénétrer vos desseins. | / |
Vous tiendrez vos troupes toujours alertes, toujours en mouvement dans l’occupation pour empêcher qu’elles ne se laissent amollir par un honteux repos. | Les troupes doivent être toujours tenues en alerte, sans cesse occupées, afin qu’elles ne s’amollissent pas. |
Vous ne souffrirez aucune dissension parmi vos gens, vous n’oublierez rien pour les entretenir dans la paix, la concorde et l’union, comme s’ils ne faisaient tous qu’une seule et même famille. | Aucune dissension n’est tolérable parmi vos troupes. Elles forment une seule famille dans laquelle rien ne doit être négligé pour que règnent la paix, la concorde et l’union. |
Enfin votre sage prévoyance vous ayant fait supputer jusqu’où pouvait aller la consommation des vivres et des autres choses d’un usage journalier, vous serez toujours abondamment pourvu de tout, et après les plus glorieux exploits, vous reviendrez dans le sein de votre famille pour y jouir tranquillement du fruit de votre victoire parmi les acclamations de vos concitoyens, qui ne cesseront de vous combler d’éloges, comme vous étant redevables de tous les avantages d’une douce paix. | Après avoir supputé la consommation des vivres et de tout ce qui est d’un usage journalier, vous veillerez à être largement approvisionné en tout et, après une glorieuse campagne, vous reviendrez chez vous pour y jouir tranquillement des fruits de la victoire, parmi les acclamations de vos concitoyens qui vous seront reconnaissants de la paix que vous leur aurez procurée. |
Telles sont en général les réflexions que ma propre expérience m’a dictées, et que je me fais un devoir de vous communiquer. | Telles sont, en général, les réflexions que ma propre expérience m’a dictées et que je me fais un devoir de vous communiquer. |
L’exemple est flagrant : à l’exception de la toute dernière phrase, le texte est totalement reformulé ! Notons cependant que les idées sont globalement respectées (à l’exception de « Vous ferez en sorte que ceux qui vous sont inférieurs ne puissent jamais pénétrer vos desseins. », qui disparait purement). Ce ne sera pas le cas pour la version de l’Impensé radical. (à suivre…)
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