En 1910, le sinologue Britannique Lionel Giles publiait sa traduction anglaise de L’art de la guerre[1]. Il y écrivait en préface : « La soi-disante « traduction » du Sun Tzu [par le père Amiot] n’est rien moins qu’une imposture […]. Elle contient beaucoup de propos que Sun Tzu n’a pas écrits, et très peu de ce qu’il a réellement écrit ». Le jugement est dur, mais il est pourtant exact que bien souvent, les préceptes figurant dans la traduction du jésuite ne se retrouvent dans aucune version moderne. Le chapitre 5 commence par exemple ainsi :
« Sun-tse dit : Ayez les noms de tous les officiers tant généraux que subalternes ; inscrivez-les dans un catalogue à part, avec la note des talents et de la capacité de chacun d’eux, afin de pouvoir les employer avec avantage lorsque l’occasion en sera venue. Faites en sorte que tous ceux que vous devez commander soient persuadés que votre principale attention est de les préserver de tout dommage. »
Rien de ce qui est écrit ici ne figure dans le texte de Sun Tzu ! Si ces propos pourraient toutefois n’être vus que comme une extrapolation des enseignements de L’art de la guerre, il y a pire : les faux-sens ! Les idées de Sun Tzu se révèlent en effet bien souvent incorrectement rendues. Ainsi lorsque le père Amiot traduit au chapitre 6 :
« Si, lorsque [les bataillons ennemis] prennent la fuite, ou qu’ils retournent sur leurs pas, ils usent d’une extrême diligence et marchent en bon ordre, ne tentez pas de les poursuivre ; ou, si vous les poursuivez, que ce ne soit jamais ni trop loin, ni dans les pays inconnus. »
… l’idée rendue par les traductions modernes est tout autre : alors que la version du père Amiot explique la conduite à tenir face à un ennemi qui fuit, Sun Tzu n’évoque en réalité que le fait de savoir se replier rapidement :
« [Le parfait chef de guerre] se retire sans que [l’adversaire] puisse le poursuivre, tant ses mouvements sont rapides. » (traduction de Jean Lévi)
Certes, il est toujours question de fuite… Enfin, le texte du père Amiot présente des maximes véritablement contradictoires avec la pensée de Sun Tzu :
« Procurez-vous pacifiquement tous les secours dont vous aurez besoin ; n’employez la force que lorsque les autres voies auront été inutiles ; faites en sorte que les habitants des villages et de la campagne puissent trouver leurs intérêts à venir d’eux-mêmes vous offrir leurs denrées. »
Le propos est clair. Sauf que les traductions modernes rendent ainsi le passage :
« On pourvoit aux besoins en nourriture des troupes en pillant les campagnes fertiles. » (traduction de Jean Lévi)
… soit l’exact contraire du passage présenté par le père Amiot !
Nous expliquerons dans le prochain billet les raisons de cette « imposture ».
[1] La traduction de Lionel Giles n’était pas la toute première en langue anglaise. Elle avait été précédée cinq ans plus tôt par celle du capitaine Calthrop. C’est justement en réaction contre cette traduction jugée de piètre qualité que Lionel Giles réalisa la sienne.
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