L’Art de la guerre, traduit par le père Amiot

La véritable traduction du père Amiot

Une version de L’Art de la guerre traduit par le père Amiot vient de paraitre aux éditions… Amiot ! Quelle différence avec la masse de traductions en vente – ou en accès libre – se réclamant elles aussi du jésuite ?
Les lecteurs assidus de ce blog le savent : la quasi-totalité des versions numériques, et une grande partie des éditions papier, de L’Art de la guerre se revendiquent être des « traductions du père Amiot ». La raison en est que cette version ayant été publiée en 1772 (le père Amiot était un jésuite missionnaire en Chine sous Louis XV), elle est libre de droits. Or, la grande majorité de ces textes ne sont pas réellement du père Amiot, mais relèvent en fait d’un groupe de personnes ayant fait paraitre leur texte en 1971 aux éditions de L’impensé radical. Ce nouveau texte, théoriquement non libre de droits, est relativement éloigné de la traduction qu’avait réalisée le père Amiot, même si l’ayant pris pour base de composition.
Aussi, en réaction à cette erreur massivement diffusée et qui s’auto-entretient (il sort environ une nouvelle édition « du père Amiot » chaque mois), nous avons décidé de publier la véritable traduction du père Amiot. Nous en avons profité pour compléter l’ouvrage de précisions sur l’histoire de cette traduction (qui était le père Amiot ? pourquoi a-t-il traduit ce texte ? comment le traité a-t-il été reçu en France lors de sa sortie ? quelle suite a été donnée à cette traduction ? etc.). Nous avons également fait figurer une étude des divergences du texte livré par le père Amiot avec le véritable traité de Sun Tzu. Enfin, nous dressons un constat des différences existant entre les versions se réclamant du père Amiot (celle de L’impensé radical et celle de Lucien Nachin) et l’original du jésuite.
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La version la plus diffusée de L’art de la guerre n’est pas celle que l’on croit

Le fautif : le texte publié par L’impensé radical, dans sa version de 1978

Le fautif : le texte publié par L’impensé radical, dans sa version de 1978

Nous avions vu que les traductions de L’art de la guerre se revendiquant du père Amiot peuvent en réalité correspondre à quatre textes différents. Le plus diffusé d’entre eux est celui de L’impensé radical : il représente plus de 95 % de ces traductions dites « du père Amiot », ainsi que la quasi-totalité des versions numériques – à commencer par celle de Wikimédia – et les deux versions audio disponibles à ce jour.

Dès le début, les personnes à l’origine de ce texte se montrèrent relativement discrètes, nous amenant à désigner le travail réalisé par le simple nom de la maison d’édition : « L’impensé radical ». La page de garde de la version parue en 1971 indiquait en effet seulement « Edition préparée par Monique Beuzit, Roberto Cacérès, Paul Maman, Luc Thanassecos et Tran Ngoc An ». Aucune autre mention de ces « auteurs » n’était faite par la suite (à l’exception de Tran Ngoc An, cité pour avoir « collationné à Tokyo les éditions japonaises de L’art de la guerre »). Nous ne disposons d’aucun renseignement concernant ces protagonistes – excepté Luc Thanassecos, qui devrait faire l’objet du prochain billet. Ils étaient peut-être étudiants rue d’Ulm à ce moment-là, mais nos recherches sommaires ne nous ont pas permis d’en retrouver la trace. Nous serions au passage très reconnaissants à qui pourra nous mettre sur la piste d’une de ces personnes (qui ne doivent plus être très jeunes : cela fait maintenant 45 ans que l’ouvrage est sorti…).

Si la mention de ces « auteurs » était déjà relativement discrète en 1971, elle disparut totalement de l’édition de 1978 ! Le nom même du père Amiot se trouva relégué au seul emplacement des mentions de copyright. Les raisons de cette éclipse, pour le moins cavalière, nous sont inconnues.

Ce texte de copyright était d’ailleurs relativement flou sur l’importance des modifications apportées au texte du jésuite :

« Edition refondue et augmentée tirée de la version établie en 1772 par le Père de la Compagnie de Jésus J.-J.-M. AMIOT (1718-1794) ».

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L’impensé radical n’a pas reproduit le texte du père Amiot

N'en déplaise à l'éditeur, ce texte n’est pas du père Amiot

N’en déplaise à l’éditeur, ce texte n’est pas du père Amiot

[Note : la couleur est nécessaire pour lire ce texte.]

Après avoir étudié les différences existant entre le texte originel du père Amiot et sa déclinaison par Lucien Nachin en 1948, étudions maintenant la reprise que fit L’impensé radical en 1971.

Le substrat est indubitablement le texte du jésuite : s’il se trouve bien quelques maximes reformulées, sans doute pour apparaitre dans un français plus contemporain, il ne s’agit toutefois ici que de modifications sporadiques, sans rapport avec l’ampleur des changements opérées par Lucien Nachin. Le texte de base est sensiblement identique à celui de 1772.

« De base », car il se voit affublé de nombreux ajouts d’origines diverses. Une partie provient d’insertions dans le corps du texte de commentaires que le père Amiot faisait figurer en notes de bas de page. Par exemple, au chapitre 11, alors que le texte originel de 1772 était :

Veillez en particulier avec une extrême attention à ce qu’on ne sème pas de faux bruits, coupez racine aux plaintes, aux murmures, ne permettez pas qu’on tire des augures sinistres de tout ce qui peut arriver d’extraordinaire ; aimez vos troupes, procurez-leur tous les secours, tous les avantages, toutes les commodités dont elles peuvent avoir besoin.

… celui de L’impensé radical devient :

Veillez en particulier avec une extrême attention à ce qu’on ne sème pas de faux bruits, coupez racine aux plaintes et aux murmures, ne permettez pas qu’on tire des augures sinistres de tout ce qui peut arriver d’extraordinaire.
Si les devins ou les astrologues de l’armée ont prédit le bonheur, tenez-vous-en à leur décision ; s’ils parlent avec obscurité, interprétez en bien ; s’ils hésitent, ou qu’ils ne disent pas des choses avantageuses, ne les écoutez pas, faites-les taire.
Aimez vos troupes, et procurez-leur tous les secours, tous les avantages, toutes les commodités dont elles peuvent avoir besoin.

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La version de Lucien Nachin n’est pas celle du père Amiot

Page de garde de la version originelle de 1948

Un texte que l’on trouve aujourd’hui estampillé « traduit par le père Amiot » mais qui ne l’était pourtant pas lors de sa sortie en 1948

En 1948 paraissait un ouvrage intitulé Sun Tse et les anciens Chinois. La page de garde indiquait « présentés et annotés par Lucien Nachin » et, en dehors de l’introduction, nulle mention n’était faite du père Amiot. Et pour cause : le texte présenté ici était fort différent de celui paru en 1772.

Nous avions précédemment constaté que la version de Lucien Nachin était 20 % moins longue que l’original du père Amiot (19 190 mots contre 24 969). La raison en est que l’ancien militaire élaguait ce qu’il jugeait inutile ou redondant. Le chapitre 11 s’achève par exemple ainsi :

Père Amiot : « Avant que la campagne soit commencée, soyez comme une jeune fille qui ne sort pas de la maison ; elle s’occupe des affaires du ménage, elle a soin de tout préparer, elle voit tout, elle entend tout, elle fait tout, elle ne se mêle d’aucune affaire en apparence. La campagne une fois commencée, vous devez avoir la promptitude d’un lièvre qui, se trouvant poursuivi par des chasseurs, tâcherait, par mille détours, de trouver enfin son gîte, pour s’y réfugier en sureté. »

Lucien Nachin : « Quand la campagne n’est pas commencée, soyez comme une jeune fille dans sa maison. Quand la campagne est entamée, ayez du lièvre la promptitude et l’ennemi ne pourra tenir devant vous. »

Au-delà de cette compression, Lucien Nachin a surtout reformulé une grande partie du texte de 1772 :

« Certaines expressions, en vieillissant, ont perdu de leur vigueur ; d’autres sont devenues désuètes ; pour la clarté, quelques-unes doivent céder la place à des termes plus modernes et dont le sens est admis par tous. » (Introduction de Lucien Nachin à l’édition de 1948)

La « modernisation » est loin d’être anodine pour le texte. Comparons, à titre d’exemple, la fin du chapitre 1 pour les deux versions : Continuer la lecture

« Traduction du père Amiot » : de quoi parle-t-on ?

Pierre tombale du père Amiot, en Chine. 200 ans après sa mort, le jésuite publiait toujours de nouveaux textes…

Pierre tombale du père Amiot, en Chine. 200 ans après sa mort, le jésuite publiait toujours de nouveaux textes…

L’intégralité des versions de L’art de la guerre disponibles gratuitement, et une bonne partie des payantes, affirment être des traductions du père Amiot. Ce n’est pourtant le cas que d’un très petit nombre d’entre elles, toutes les autres étant des textes produits à partir de la version de 1772, mais s’en éloignant au final suffisamment pour que l’on ne puisse plus considérer qu’il s’agisse du même texte. Trois voire quatre textes différents se réclament ainsi « du père Amiot ».

Le premier est l’original. Continuer la lecture