La traduction du père Amiot : une imposture !

L. Giles ne portait vraiment pas haut dans son estime la traduction du père Amiot...

L. Giles ne portait vraiment pas haut dans son estime la traduction du père Amiot…

En 1910, le sinologue Britannique Lionel Giles publiait sa traduction anglaise de L’art de la guerre[1]. Il y écrivait en préface : « La soi-disante « traduction » du Sun Tzu [par le père Amiot] n’est rien moins qu’une imposture […]. Elle contient beaucoup de propos que Sun Tzu n’a pas écrits, et très peu de ce qu’il a réellement écrit ». Le jugement est dur, mais il est pourtant exact que bien souvent, les préceptes figurant dans la traduction du jésuite ne se retrouvent dans aucune version moderne. Le chapitre 5 commence par exemple ainsi :

« Sun-tse dit : Ayez les noms de tous les officiers tant généraux que subalternes ; inscrivez-les dans un catalogue à part, avec la note des talents et de la capacité de chacun d’eux, afin de pouvoir les employer avec avantage lorsque l’occasion en sera venue. Faites en sorte que tous ceux que vous devez commander soient persuadés que votre principale attention est de les préserver de tout dommage. »

Rien de ce qui est écrit ici ne figure dans le texte de Sun Tzu ! Si ces propos pourraient toutefois n’être vus que comme une extrapolation des enseignements de L’art de la guerre, il y a pire : les faux-sens ! Les idées de Sun Tzu se révèlent en effet bien souvent incorrectement rendues. Ainsi lorsque le père Amiot traduit au chapitre 6 :

« Si, lorsque [les bataillons ennemis] prennent la fuite, ou qu’ils retournent sur leurs pas, ils usent d’une extrême diligence et marchent en bon ordre, ne tentez pas de les poursuivre ; ou, si vous les poursuivez, que ce ne soit jamais ni trop loin, ni dans les pays inconnus. »

Continuer la lecture

1772, Sun Tzu atteint l’Occident

La toute première version de L'art de la guerre du monde occidental

La toute première version de L’art de la guerre du monde occidental

En 1772 paraissait à Paris sous le titre « Les treize articles sur l’art militaire, par Sun-tse » (par endroits abrégé en « Les treize articles de Sun-tse ») la toute première traduction française – et du monde occidental – de L’art de la guerre. Le traité ne constituait pas encore un livre en lui-même : il n’était que l’un des textes regroupés dans un recueil plus général intitulé « Art militaire des Chinois ».

Sa traduction en avait été assurée depuis la Chine par un jésuite missionnaire, le père Joseph-Marie Amiot. Ce dernier répondait à la commande du ministre français Henri Bertin qui se montrait très désireux « d’avoir des connaissances sur la Milice Chinoise ». Le texte, parti de Chine en 1766 et arrivé à destination l’année suivante, fut publié cinq ans plus tard (après quelques corrections cosmétiques) par l’orientaliste Joseph de Guignes au sein du recueil sus-évoqué. Le Mercure de France de 1772 indique que l’Art militaire des Chinois ne parut qu’à « un très petit nombre d’exemplaires », sans plus de précisions.

S’il fut correctement recensé et commenté dans toute la presse de l’époque (L’année littéraire, Le journal encyclopédique, Le journal des savants, etc.), il plongea aussitôt dans l’oubli et ne fut plus cité que très épisodiquement durant les deux siècles qui suivirent. Les principales raisons en furent qu’à cette époque, la Chine avait arrêté de fasciner la France, et surtout que paraissait la même année l’Essai général de tactique du comte de Guibert qui focalisa toute l’attention sur le plan militaire. A une exception près[1], le traité passa ainsi totalement inaperçu.

Une réédition de cet Art militaire des Chinois paru pourtant bien en 1782, sous la forme du septième tome (sur quinze) d’une monumentale encyclopédie de la Chine intitulée « Mémoires concernant l’histoire, les sciences, les arts, les mœurs, les usages, etc. des Chinois par les missionnaires de Pé-kin ». Cette nouvelle édition connut malheureusement le même sort, et le traité de Sun Tzu sombra aussitôt dans l’oubli, n’étant plus cité que très épisodiquement par quelques rares érudits orientalistes durant les deux siècles qui suivirent.

Continuer la lecture

L’art de guerre réimprimé

Tout simplement la meilleure édition disponible !

Tout simplement la meilleure édition disponible !

Une nouvelle édition de L’art de la guerre vient-elle de paraitre ? Non : la mention « Inédit » figurant sur la couverture est trompeuse : le texte est la copie conforme de la traduction de Jean Lévi parue en 2000 ; seule la couverture a été changée.

Cette mue est une simple conséquence de l’intégration en 2010 d’Hachette Littératures et de sa collection de poche « Pluriel » à Fayard (autre maison du groupe Hachette).

Rappelons que cette version du traité de Sun Tzu, l’une des très nombreuses sur le marché, est tout simplement celle que nous trouvons la meilleure !

Bonne nouvelle : le prix baisse, passant de 9,20 € à 6,90 €, ce qui rend ce livre totalement incontournable, même face aux multiples versions du père Amiot qui apparaissent et disparaissent régulièrement. Par pur souci d’esthétisme, il est juste regrettable que cette mention du prix soit imprimée en pastille jaune sur la couverture, donnant presque une impression de livre premier prix alors qu’il s’agit véritablement du meilleur, selon nous, disponible en langue française.

Mais ne boudons pas notre plaisir : l’ouvrage est toujours disponible (alors que d’autres versions de qualité ont disparu), et à un prix totalement scandaleux au regard du formidable travail effectué par Jean Lévi…

Source de l’image

A qui s’adresse L’art de la guerre ?

Quel destin possible à celui qui maitriserait L'art de la guerre ?

Quel destin possible à celui qui maitriserait L’art de la guerre ?

Il existe deux façons de lire L’art de la guerre :

Soit en tant que miroir des princes : il faut dans ce cas y chercher le portrait du général idéal que devra sélectionner le souverain afin de diriger ses armées. L’art de la guerre décrit ce qu’est le génie militaire et l’idéal dont devra s’approcher l’élu.

Soit comme guide du général. « Guide », pas « manuel » : Sun Tzu ne livre pas toujours les explications qui seraient nécessaires pour mettre en œuvre ses préceptes ; il ne précise par exemple pas comment faire atteindre à ses troupes le niveau suprême d’entraînement qui leur permettra de « ne plus avoir de forme ». La question, occultée, n’a pourtant rien d’anodine. En outre, même si Sun Tzu apparait très injonctif dans ses recommandations (« il faut », « le général doit », etc.), l’important pour la victoire est de mettre en œuvre plus de procédés que l’adversaire :

« Pris en compte dans les calculs, les cinq facteurs permettent une évaluation exacte du rapport de forces. Il suffit pour cela de se demander : Qui a les meilleures institutions ? Qui a le meilleur général ? Qui a les conditions climatiques et géographiques les plus favorables ? Qui a la meilleure discipline ? Qui a l’armée la plus puissante et les soldats les mieux aguerris ? Qui possède le système de récompenses et de châtiments le plus efficace ? La réponse à ces questions permet de déterminer à coup sûr le camp qui détient la victoire. » (chapitre 1)

Et :

« Qui additionne de nombreux atouts sera victorieux, qui en a peu sera vaincu. » (chapitre 1)

Continuer la lecture

Sun Tzu est-il immoral ?

Sun Tzu : un exemple à ne plus suivre ?

Sun Tzu : un exemple à ne plus suivre ?

En recherchant le pragmatisme et l’efficacité, Sun Tzu parvient à se détacher grandement du bain sociétal de son époque. L’exemple le plus emblématique en est probablement son rejet des croyances religieuses :

« La prévision ne vient ni des esprits ni des dieux ; elle n’est pas tirée de l’analogie avec le passé pas plus qu’elle n’est le fruit des conjectures. Elle provient uniquement des renseignements obtenus auprès de ceux qui connaissent la situation de l’adversaire. » (chapitre 13)

« Faites taire les rumeurs, proscrivez les sorts et vos hommes vous suivront jusque dans la mort. » (chapitre 11)

Ce pragmatisme est une des principales raisons de l’intemporalité du traité, mais s’avère également source d’un possible rejet pour cause d’« immoralité ». Il en est ainsi de sa préconisation du pillage :

« En appâtant [ses hommes] par la promesse de récompenses, [le général] les incite à attaquer l’ennemi pour s’emparer du butin. » (chapitre 2)

…ou de son injonction de placer ses propres hommes dans des situations désespérées pour les obliger à se battre comme des lions.

« On jette [ses soldats] dans une situation sans issue, de sorte que, ne pouvant trouver le salut dans la fuite, il leur faut défendre chèrement leur vie. Des soldats qui n’ont d’autre alternative que la mort se battent avec la plus sauvage énergie. N’ayant plus rien à perdre, ils n’ont plus peur ; ils ne cèdent pas d’un pouce, puisqu’ils n’ont nulle part où aller. » (chapitre 11)

Continuer la lecture