« Dans la guerre, tout est très simple, mais la chose la plus simple est difficile. Les difficultés s’accumulent et entraînent une friction que personne ne se représente correctement s’il n’a pas vu la guerre. » Clausewitz, De la guerre, éditions de Minuit, 1995, p. 109.
Clausewitz accorde une importance toute particulière à une notion aujourd’hui fondamentale qu’il a lui-même formalisée : la friction. Si Sun Tzu ne discute pas la nature incertaine de la guerre, il ne partage toutefois la perception de son homologue prussien sur l’incertitude, le hasard et l’imprévu du champ de bataille. Tout n’est certes pas prédictible chez Sun Tzu, comme en témoigne ses injonctions de faire preuve de grande réactivité, sous-entendant que le général peut être surpris à tout moment (cf. notre billet Une qualité : la réactivité). Nonobstant, une bonne planification doit être à même de contrer suffisamment le phénomène de friction pour que, in fine, la victoire puisse être certaine (cf. notre billet Le calcul épargne le sang : du pouvoir de la planification). Dès lors, le champ de bataille représente un environnement maitrisable :
« Quel indescriptible tohu-bohu ! Comme le combat est confus ! et cependant rien ne peut semer le désordre dans leurs rangs. Quel chaos ! quel méli-mélo ! ils sont repliés sur eux-mêmes comme une boule, et pourtant nul ne peut venir à bout de leur disposition. Le désordre suppose l’ordre, la lâcheté le courage, la faiblesse la force. L’ordre dépend de la répartition en corps, le courage des circonstances et la force de la position. » (chapitre 5)
Point de vue totalement opposé à celui de Clausewitz :
« La guerre est le domaine du hasard. Aucune autre sphère de l’activité humaine ne laisse autant de marge à cet étranger, car aucune ne se trouve à tous égard en contact aussi permanent avec lui. » (Livre I, chapitre 3)
Outre la portée qu’ils accordent au phénomène, les deux stratèges en tirent des conclusions différentes sur l’action qu’il convient de mener sur cette friction : Clausewitz ne conçoit d’agir sur elle que par rapport à lui-même, en cherchant à minimiser sa propre friction ; Sun Tzu, lui, préconise explicitement de chercher à créer l’incertitude chez l’adversaire (cf. notre billet La notion de forme chez Sun Tzu) :
« Je l’oblige à dévoiler ses formations sans jamais trahir ma forme […]. S’il ne sait où je vais porter l’offensive, l’ennemi est obligé de se défendre sur tous les fronts. […] Garde-t-il ses avants ? il expose ses arrières ; renforce-t-il ses arrières ? il dégarnit ses avants. Protège-t-il son flanc gauche ? il dépeuple son flanc droit. Se garde-t-il sur la droite qu’il affaiblit sa gauche. S’il se protège partout, il n’est défendu nulle part. Dans l’obligation d’organiser sa défense, il aura toujours l’infériorité numérique, tandis que je disposerai en toutes circonstances de la supériorité numérique parce que je contrains l’autre à se prémunir contre une attaque. » (chapitre 6)
In fine, si pour les deux stratèges la guerre est bien une affaire humaine (tant dans sa dimension politique que dans celle du moral des soldats), le hasard est indubitablement plus présent chez Clausewitz que chez Sun Tzu qui y voit un aspect presque mécanique :
« Le général qui se fie à mes calculs sera nécessairement victorieux » (chapitre 1)
Alors que pour Clausewitz la guerre reste une affaire fondamentalement aléatoire pour laquelle nul préparatif ne saurait déterminer l’issue dernière, chez Sun Tzu au contraire, un certain déterminisme semble implicitement supposé : si incertitude il peut y avoir, c’est par défaut de renseignement.
Source de l’image : Infographie de l’auteur