La notion de « forme », relativement peu familière à nos conceptions occidentales, est très importante dans L’art de la guerre. Elle est essentiellement évoquée au chapitre 6, où Sun Tzu expose que l’art militaire trouve son point d’aboutissement dans l’art de faire disparaître les formes :
« Infiniment mystérieux, il occulte toute forme ; suprêmement divin, il ne laisse échapper aucun bruit : c’est ainsi que le parfait chef de guerre se rend maître du destin de l’adversaire. » (chapitre 6)
« Une formation militaire atteint au faîte ultime quand elle cesse d’avoir forme. Sitôt qu’une armée ne présente pas de forme visible, elle échappe à la surveillance des meilleurs espions et déjoue les calculs des généraux les plus sagaces. » (chapitre 6)
Cette notion de forme s’entend chez Sun Tzu comme la disposition des troupes, rigide (en ligne, en arc de cercle, en triangle pointe en avant, …), laissant déduire de sa simple observation le type de manœuvre choisie. En ce sens, elle pourrait être synonyme de « formation ». La quintessence de la manœuvre réside donc dans la totale fluidité, évoquée dans un billet précédent :
« La forme d’une armée est identique à l’eau. L’eau fuit le haut pour se précipiter vers le bas, une armée évite les points forts pour attaquer les points faibles ; l’eau forme son cours en épousant les accidents du terrain, une armée construit sa victoire en s’appuyant sur les mouvements de l’adversaire. Une armée n’a pas de dispositif rigide, pas plus que l’eau n’a de forme fixe. » (chapitre 6)
De façon ultime, cette absence de forme pourrait conduire au combat en essaim.
Une parfaite maîtrise de la forme peut également permettre de duper l’adversaire :
« Pour faire bouger l’ennemi, il faut lui manifester sa forme afin qu’il s’y conforme. » (chapitre 5)
Relativement étrangère aux Occidentaux, cette notion est caractéristique de la philosophie taoïste. Sun Tzu applique en effet au domaine de la stratégie militaire le postulat qui traverse toute la pensée chinoise que le « sans-forme » (無形, wu xing) domine l’ « ayant-forme » (有形, you xing). Le bon général est alors celui qui est impénétrable et masque ses desseins alors que les visées de l’autre lui sont transparentes :
« Je l’oblige à dévoiler ses formations sans jamais trahir ma forme. » (chapitre 6)
Dans la philosophie chinoise, principalement le taoïsme, rien n’est figé, tout évolue en permanence, comme varie l’équilibre entre Yin et Yang. Pour Sun Tzu, tout peut dès lors se transformer en son contraire : la force en faiblesse, et inversement. Il découle de tout cela qu’il n’existe pas de victoire définitive, mais un changement toujours mouvant des rapports de force, qui doivent être réévalués en permanence par des calculs incessants.
Cette idée, pilier du système suntzéen, est très importante pour comprendre la pensée chinoise aujourd’hui : un contrat signé n’est jamais gravé dans le marbre ! Il est considéré comme renégociable dès que le rapport de force a changé. Cette approche diffère évidemment de celle occidentale, expliquant entre autre pourquoi Sun Tzu est aujourd’hui enseigné dans les écoles de management.
bonjour
écoulement de l’eau :j’y vois un parallèle avec l’architecture, où la fluidité des parcours, visuels et moteurs, me semble être , pour la plupart des usages, une condition de bon « fonctionnement » et de réussite.
A contrario, l’enfermement poussé à son art extrême , dans les prisons « anciennes », évoque l’utilitarisme fonctionnel de la ruche.
enfin, cela illustre la dialectique intérieur/extérieur de l’espace en architecture, où l’occident voit plus le bâtiment en tant que tel, et l’asie, l’espace du et autour du bâtiment, mais ces différences s’estompent .