Si la plupart des stratèges s’accordent sur le fait que les grands guerriers possédaient un « génie militaire », leur définition de ce dernier n’est pas figée. Dans le cas de Clausewitz et Sun Tzu, nous pouvons considérer que celui-ci est composé d’intuition, de coup d’œil tactique, d’analyse et de créativité. Mais dans des proportions différentes.
Nous avions consacré un billet entier à la position qu’avait Sun Tzu vis-à-vis du statut de la guerre : art ou science ? La réponse était loin d’être aisée, mais nous en étions finalement arrivés à la conclusion que le stratège chinois la considérait certes comme un art, mais qu’elle portait néanmoins également une part de science.
Clausewitz consacre tout le 3e chapitre de son Livre II à cette question. Sa position semble de prime abord simple :
« Il ressort de tout cela qu’il est plus juste de dire art de la guerre que science de la guerre. » (Livre II, chapitre 3)
Pourtant sa position n’est pas aussi tranchée. Si l’exercice de la guerre présente bien un indéniable aspect de créativité, le stratège prussien temporise aussitôt :
« Nous n’hésiterons pas à affirmer que la guerre n’est ni un art ni une science au véritable sens du terme […] Nous disons donc que la guerre n’appartient pas au domaine des arts et des sciences, mais à celui de l’existence sociale. […] La différence essentielle réside en ce que la guerre n’est pas une activité de la volonté appliquée à une matière inerte, comme dans les arts mécaniques, ni à un objet vivant mais passif et soumis, tels que l’esprit humain et la sensibilité humaine dans les beaux-arts, mais à un objet qui vit et réagit. » (Livre II, chapitre 3)
Comme le résume Benoît Durieux[1], l’art vise selon Clausewitz à un pouvoir créateur, la science à un savoir. Si l’on considère que tout acte de penser est un art, il serait donc plus juste de dire art de la guerre que science de la guerre. Mais la guerre n’est ni une science, ni un art. Elle appartient au domaine de l’existence sociale : elle est un commerce de grands intérêts réglés par le sang, et ressemble encore plus à la politique. In fine, Clausewitz conçoit la guerre comme une activité de la volonté appliquée à un objet qui vit et réagit.
Pour Sun Tzu, la guerre est clairement une interaction des intentions des adversaires, une « dialectique des volontés » comme le formalisera le général Beaufre dans son Introduction à la stratégie.
« L’invincibilité dépend de soi, la vulnérabilité de l’autre. En effet, si un habile guerrier peut forger son invincibilité, la vulnérabilité de l’ennemi est indépendante de sa volonté. C’est pourquoi je dis : on peut connaître les moyens de la victoire sans nécessairement l’obtenir. » (chapitre 4)
Clausewitz partage la même opinion : il considère que la victoire repose sur la quantité de troupes amassées et sur la détermination des généraux. Il en conclue que la plus grande prise de risque provient de l’estimation de la détermination du général adverse, difficilement évaluable :
« Si l’on veut battre l’adversaire, il faut proportionner l’effort à sa force de résistance. Celle-ci est le produit de deux facteurs inséparables : l’étendue des moyens dont il dispose, et la force de sa volonté. On peut estimer l’ampleur des moyens dont il dispose, car ceux-ci reposent (quoique non entièrement) sur des chiffres ; mais il n’en est pas de même pour la force de sa volonté qui, elle, ne peut se mesurer qu’approximativement d’après la force du motif qui l’inspire. A supposer que notre évaluation du pouvoir de résistance ennemi soit à peu près vraisembable, nous pourrons alors y adapter nos efforts à proportion, les augmenter de façon à nous assurer la prépondérance, ou, si nous n’en avons pas les moyens, faire de notre mieux. » (Livre I, chapitre 1)
Ainsi, les principes de la guerre ou les clés de la réussite peuvent être compris en théorie, mais il n’existe pas de recette assurant à coup sûr leur application.
Nous pouvons dès lors considérer que si Clausewitz considère la guerre comme une science, mettant à jour un objet d’étude (rappelons que l’ambition de Clausewitz était de développer une théorie scientifique de la guerre), Sun Tzu l’envisage plutôt comme un art, définissant ainsi une méthode stratégique. Pour Sun Tzu, toute bataille est en effet une recréation (« Un général ne cherche pas à rééditer ses exploits, mais s’emploie à répondre par son dispositif à l’infinie variété des circonstances », chapitre 6). Toutefois, tout n’est pas que mécanique chez Clausewitz : pour ce dernier, le mécanisme induit du principe de déséquilibre obéit à des règles certes étroites dans leur structure, mais au final très propices à la créativité et à la liberté de l’esprit.
Ce principe de déséquilibre est d’ailleurs un point commun aux deux stratèges, qui envisagent la situation entre les forces en présence comme une sorte d’équilibre des interactions stratégiques issues du contexte de face-à-face conflictuel. Tous deux recherchent dès lors le déséquilibre (bien évidemment à la défaveur de l’adversaire), à travers notamment l’étude des opportunités et potentialités des divers positionnements.
[1] Relire De la guerre de Clausewitz, Benoît Durieux, Editions Economica, 2005, p. 65.