Quelle traduction retenir ?

La version que nous recommandons

[MàJ 01/09/2016 : Nouvelle image de couverture]

Des lecteurs de ce blog nous l’ont fait remarquer, nous nous référons toujours à la traduction de Jean Lévi dès lors qu’il s’agit de citer Sun Tzu. Pourquoi ce choix ?

Nous allons reprendre le cheminement qui nous a conduit à cette préférence.

La question étant « quelle édition choisir ? », ce billet va s’efforcer de livrer un titre unique et non une sélection de « bons » titres parmi lesquels un choix resterait quand même à faire… L’exercice est bien sûr hautement critiquable, n’hésitez pas à le commenter.

Pour parvenir à cette discrimination parmi la trentaine de versions existantes, nous procèderons par élimination.

Pour commencer, de tous les textes français disponibles, ceux basés sur la traduction du père Amiot ne nous paraissaient d’emblée à écarter pour les raisons évoquées dans le billet Le père Amiot a-t-il réellement traduit Sun Tzu ?. Nous pouvons donc exclure les éditions des Presses Pocket, des 1001 Nuits et les éditions Encore, tout comme le texte de Gabriel Lechevallier ou les versions fac-similé des originaux du père Amiot. Nous joignons à cette liste la version d’Alexis Lavis qui est manifestement très fortement inspirée de celle du jésuite[1]. Notons toutefois que même si le texte du traité lui-même ne nous semble plus acceptable, les nombreux documents fournis dans l’édition des Presses Pocket sont d’excellente facture.

Le critère de traduction d’une première main (i.e. directement du chinois classique au français) nous semble peu pertinent, car une traduction comme celle de Valérie Niquet en 1988 a pu être très critiquée par le milieu des sinologues bien qu’étant directement du chinois ancien au français, tandis que celle la version française de Samuel Griffith apparaît comme relativement satisfaisante.

La traduction du groupe Denma ne peut être retenue en première lecture car ayant fait le choix de se baser sur la version du Yinqueshan, texte très abâtardi – même si présentant un indéniable intérêt pour le chercheur. Pourtant, notons là encore le riche complément fourni avec le texte qui mériterait à lui seul l’acquisition de cette version.

Restent les autres traductions. Notre préférence va personnellement à la littérarité plutôt qu’à la littéralité. Il ne nous paraît en effet pas relever de l’inculture que d’ignorer les subtilités de la civilisation chinoise des Royaumes combattants. Aussi, à la traduction cherchant à retranscrire rigoureusement les mots employés par Sun Tzu préférons-nous celle qui va chercher à les adapter pour en faire comprendre au mieux l’esprit. Le choix du niveau de fidélité au texte original a été opéré différemment selon les traducteurs. Pour autant, aucun des résultats obtenus n’aboutit à une incompréhension systématique telle qu’elle justifierait une exclusion. De même, les différences de degré de prise en compte de l’apport du manuscrit du Yinqueshan ne nous semblent pas de nature suffisante pour écarter ou recommander plus spécifiquement un des textes. Aucune traduction ne se voit donc éliminée ou plus particulièrement recommandée à l’aune de ce seul critère du choix entre la littérarité et la littéralité.

La discrimination peut donc se porter sur un autre critère, qui nous paraît majeur : les compléments explicatifs joints au texte. Nous estimons en effet que la présence d’un appareil critique s’avère un outil précieux – voire indispensable – pour approfondir la compréhension d’un tel texte.

Cette aide à la lecture peut revêtir trois formes : les préfaces, les notes explicatives du traducteur et les commentaires des exégètes.

Chacune des traductions encore en lice présente une bonne préface. Toutefois, au final, le matériel complémentaire le plus fourni s’avère être celui de Jean Lévi dans son Art de la guerre paru en 2000.

Concernant les notes explicatives, Valérie Niquet, Jean-François Phélizon, Tang Jialong et James Trapp en fournissent peu. Luo Shenyi n’en fournit aucune. Seuls Samuel Griffith et Jean Lévi nous semblent au juste niveau, ni trop ni pas assez.

Trois traducteurs ont proposé des commentaires d’exégètes chinois directement incorporés au texte, facilitant ainsi la compréhension des propos de Sun Tzu : Samuel Griffith, Valérie Niquet et Jean Lévi (dans ses deux Art de la guerre)[2]. Il convient également de rappeler que le groupe Denma, par l’entremise de ses cinquante fiches jointes au livre, fournit aussi une explication des principaux préceptes de Sun Tzu, fruit de leur propre analyse et non d’une traduction des exégètes chinois[3].

La confrontation des appareils critiques nous permet donc de ne retenir que la version de Samuel Griffith (quel que soit le traducteur) et celle de Jean Lévi.

Concernant celle de Samuel Griffith, nous recommandons alors la traduction française de Jeanne Glaubauf. Non parce qu’elle serait meilleure que celle de Francis Wang (les deux se valent), mais parce que, comme nous l’avons vu, sa présentation rend bien plus clairement la distinction entre propos de Sun Tzu et annotations des commentateurs historiques.

Au final, Jean Lévi ayant directement effectué sa traduction du chinois classique vers le français, et son appareil critique étant le plus complet et le plus riche, notre choix se fixe sur lui. Ainsi, nous recommandons au lecteur désireux de découvrir ou de redécouvrir Sun Tzu la traduction commentée de Jean Lévi parue en 2000 aux éditions Hachette. Cette traduction nous paraît apporter, grâce à ses riches et abondants commentaires ainsi que ceux de nombreux exégètes chinois, les clés pour mieux comprendre la pensée de Sun Tzu.

Il est à noter que si Jean Lévi a, en 2008, affiné sa traduction dans le recueil Les sept traités de la guerre, nous conseillons néanmoins l’utilisation de la version de 2000 qui, centrée uniquement sur L’art de la guerre, offre des commentaires plus étoffés. De même, sa version prestige parue en 2010 aux éditions du Nouveau monde fournit sensiblement moins de commentaires que celle de 2000. Elle constitue toutefois le cadeau idéal…

A défaut de cette édition, les versions de Valérie Niquet, de Tang Jialong, de Jean-François Phélizon voire de Samuel Griffith (plutôt dans la traduction de Jeanne Glaubeauf) demeurent d’excellents choix. Voire les autres versions de Jean Lévi. Sans oublier bien sûr le cas particulier de la version en bande dessinée de Wang Xuanming.

Notons pour conclure que pour celui qui en a le temps, un excellent moyen complémentaire d’approfondir la compréhension de L’art de la guerre réside dans la confrontation des traductions. Nous ne pouvons ainsi qu’inciter le lecteur à se procurer plusieurs des versions retenues. Nous insistons alors pour recommander à ce niveau L’art de la guerre en bande dessinée de Wang Xuanming, qui donne un exemple de lecture parfaitement explicite du traité, ainsi que la traduction du groupe Denma qui, en joignant au texte un recueil de fiches présentant chacune une maxime de Sun Tzu, permet de faire apparaître des notions qui auraient pu ne pas être décelées à la simple lecture du texte ou qui auraient pu paraître trop sibyllines.


[1] La traduction d’Alexis Lavis semble plus que de raison inspirée du texte du père Amiot, comme le montre ce passage du chapitre 1 où Alexis Lavis traduit :

« Les lois de la guerre obéissent à cinq facteurs immuables qui doivent faire l’objet d’une méditation constante. Il faut, en cette matière, être comme l’artiste face à son chef-d’œuvre, l’esprit toujours concentré sur le but à atteindre, mettant à profit tout ce qu’il voit et entend, à l’affût de tout ce qui peut permettre la plus parfaite réalisation. »

Cette notion d’artiste et de chef-d’œuvre est directement empruntée aux scories du père Amiot, aucun autre traducteur n’évoquant cette idée.

De nombreux autres particularismes entachent cette traduction, comme l’absence inexpliquée au chapitre 1 de l’énumération des comparaisons à faire entre les deux camps avant la bataille pour déterminer celui qui va l’emporter.

[2] Il est ici intéressant de noter que les commentaires fournis sont très différents d’un traducteur à l’autre, et ce même s’ils proviennent du même exégète ! Ainsi, le commentaire de Cao Cao de la phrase « [Le souverain] trouble l’esprit des officiers quand il cherche à intervenir dans l’administration des trois armes alors qu’il en ignore tout. » (chapitre 3) varie selon les traducteurs :

« Une armée ne peut pas être régie par des règles de bienséance. » (Samuel Griffith)

« Lorsque l’armée ne veut pas avancer en territoire ennemi, que le pays ne veut pas entrer en guerre, les rites ne suffisent pas à l’administration des choses militaires. » (Valérie Niquet)

« Les comportements militaires n’ont pas droit de cité à la cour, les habitudes civiles n’ont pas droit de cité à l’armée. On ne commande pas une armée par les rites. » (Jean Lévi)

Dans l’exemple présent, l’explication que donne Jean Lévi de ces différences est que Samuel Griffith a abrégé l’idée et que Valérie Niquet a fourni une interprétation erronée.

[3] Contre-exemple toutefois : le précepte de la note précédente ne fait pas partie de ceux analysés par le groupe Denma…

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12 réflexions sur « Quelle traduction retenir ? »

    • Bonjour,
      L’ouvrage de Pierre Fayard (qui en est aujourd’hui à sa troisième édition, celle de 2004 n’étant que la deuxième) n’incorpore pas de traduction de L’art de la guerre. Les citations extraites du traité sont un patchwork de différentes traductions.
      Pour une présentation plus complète de l’ouvrage, voir le billet De l’absence d’études sur Sun Tzu.

  1. Bonjour,

    D’après un site bien connu de vente en ligne, une nouvelle édition de la traduction de Lévi chez Pluriel (il n’est plus fait mention de Hachette) est parue en 2011.

    Savez-vous si celle-ci n’est qu’une simple réedition de l’original de 2000, ou bien si cette version de 2011 incorpore les raffinements dont vous parlez au sein de votre article (paru dans « Les sept traités de la guerre ») ?

    Merci à vous pour ce site qui est une mine de renseignements, amenés de manière claire et précise tant sur le fond que sur la forme.

    • Bonjour,

      Merci beaucoup pour vos encouragements, qui font toujours plaisir à entendre et donnent à penser que l’énergie consacrée à ce blog peut être utile à d’autres.

      Concernant votre question, c’est une excellente observation que d’avoir remarqué que la version de Jean Lévi actuellement en vente est estampillée « 2011 ».
      En réalité, cette version date bien de 2000. La date de 2011 n’est que celle du dernier retirage. Le procédé est certes curieux. On ne peut même pas dire qu’elle coïncide avec une nouvelle couverture, car cette dernière date de 2009 !

      C’est donc au final bien cette version que je recommande. Le même texte de traduction figure pour l’édition prestige parue aux éditions Nouveau Monde. L’appareil critique y est cependant beaucoup plus réduit, mais de somptueuses photos et illustrations viennent agrémenter l’ouvrage. Enfin, la traduction contenue dans le recueil Les sept traités de la guerre est une version retravaillée de la version de 2000. Mais, pour en avoir parlé avec Jean Lévi, cette traduction ne lui donne pas complètement satisfaction et lui-même préfère son travail initial de 2000 ! En outre, l’appareil critique concernant L’art de la guerre est beaucoup moins fourni.

      Une dernière remarque : « Hachette » est l’éditeur, « Pluriel » la collection. Il est vrai que la présence du nom de la collection en énorme sur la couverture (plus gros que le titre lui-même !) est un choix graphique surprenant…

  2. Bonsoir,

    Merci beaucoup pour votre réponse développée. Il est vrai qu’un simple retirage ne devrait pas justifier un changement de date de l’édition.

    Je tiens à vous remercier pour le travail accompli sur ce blog, qui est d’une grande qualité. Il est déjà admirable d’être passionné par quelque chose, mais vouloir partager cette passion de manière intelligible l’est d’autant plus. En parcourant ce blog j’ai en particulier apprécié la qualité de votre écriture, ainsi que « l’honnêteté » avec laquelle vous abordez les questions tournant autour de l’œuvre. J’imagine qu’il doit cependant être difficile de rester motivé à maintenir un tel blog.

    Le faible nombre de consultations par comparaison à celui d’articles ou de vidéos demandant beaucoup moins de travail peut apparaître frustrant. Reste le plaisir personnel de transmettre et les réflexions induites par le processus. J’ai pour ma part beaucoup appris en vous lisant, sur une œuvre (trop ?) connue qui présente pourtant un historique difficile, avec un nombre de traductions et un appareil critique très variés.

  3. Merci pour ces précisions concernant les traductions.
    Je ne savais laquelle choisir: certaines étant contradictoires.
    Mais contrairement à vous, je préfère une traduction sans commentaires. Le texte se suffit en lui-même et chacun peut se faire sa propre opinion.
    Mais encore faut-il avoir une bonne traduction.
    Personnellement, je ne parle pas un mot de mandarin ancien 🙁 et c’est un drame pour bien comprendre Sun tzu.

  4. Bonjour,
    Merci pour ces conseils avisés, le néophyte a bien du mal à s’y retrouver dans la forêt drue des traductions et éditions diverses. Je suis vos recommandations de ce pas.

  5. Bonjour,

    Une nouvelle traduction de Philip J. Invanhoe est parue chez Synchronique Editions. Si vous la connaissez, la recommandez-vous ?

    En vous remerciant pour ces pages web éclairantes.

  6. Bonjour,

    Je trouve sur Amazon mention de L’Art de la guerre traduit et commenté par Jean Lévi, Edition de référence (sic), paru chez Fayard/Pluriel le 30 septembre 2015, broché, 352 pages et présenté comme un inédit !
    S’agit-il de la même traduction et/ou du même commentaire que l’édition (excellente) parue chez Hachette/Littératures en 2000, broché, 323 pages.
    Je sais que Sun Zi est très à la mode chez ceux qui pensent, bien naïvement, y trouver les secrets pour terrasser leurs adversaires réels ou imaginaires. Mais l’œuvre attire des gens moins crédules, attachés aux subtilités du texte et qui peuvent être intéressés par une nouvelle traduction.
    Alors qu’en est-il exactement de l’édition de 2015 ? Merci de votre réponse.

    • Bonjour,

      Il s’agit effectivement de la même édition. Pour information, cette dernière a connu une succession de couvertures différentes depuis sa parution en 2000 :
      Les différentes couvertures de la traduction de L'art de la guerre par Jean Lévi

      Comme nous l’avions évoqué dans le billet L’art de guerre réimprimé, cette mue est une simple conséquence de l’intégration en 2010 d’Hachette Littératures et de sa collection de poche « Pluriel » à Fayard (autre maison du groupe Hachette).

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