Jusqu’où interpréter Sun Tzu ?

Une application de Sun Tzu au monde de l'entreprise

Une exégèse de Sun Tzu se voulant complète se doit-elle de proposer toutes les interprétations possibles des propos de L’art de la guerre ? Pas sûr.
Nous avons évoqué dans le précédent billet la tentation de vouloir surinterpréter les maximes de Sun Tzu. Une parfaite illustration nous en est concrètement donnée par l’ouvrage de Karen Mc Creadie, Sun Tzu – Leçons de stratégie appliquée[1], qui adapte 52 préceptes de L’art de la guerre au monde de l’entreprise.

Ainsi, la leçon 28 s’intéresse au commandement suivant :

« On [supplée] à la voix par le tambour et les cloches ; à l’œil par les étendards et les guidons. » (chapitre 7)

Etudiée dans son contexte, cette prescription est tout ce qu’il y a de plus premier degré. Il s’agissait d’une recommandation tactique totalement conjoncturelle de l’univers de Sun Tzu : le dispositif des armées s’étendant sur de grandes superficies, le meilleur moyen pour faire parvenir rapidement les ordres était alors l’utilisation de signaux visuels ou sonores.

Pourtant, Karen Mc Creadie en donne cette traduction pour les managers :

« On perd tous les jours des occasions de gagner ou d’économiser de l’argent. Les gens qui ont les idées ne parlent à personne car ils ne savent pas à qui s’adresser ou s’ils sont censés le faire. Instituez des réunions informelles tous les mois dans lesquelles les employés abandonnent leurs outils pour l’après-midi et échangent des idées sur la manière d’améliorer l’activité autour d’une bière. »

Le raisonnement ayant conduit à cette interprétation moderne est le suivant : Sun Tzu reconnaît la nécessité d’instaurer des communications claires pendant le combat, donc une communication claire est très importante dans le monde de l’entreprise ; et pour avoir une communication claire dans l’entreprise, il faut instituer des réunions informelles…

Le rapport avec le propos originel de Sun Tzu est, on en conviendra, tout de même assez lointain. Mais quelle réaction doit-on avoir face à cette interprétation couchée noir sur blanc dans un ouvrage se voulant sérieux ? Que Karen Mc Creadie est sincère et a réellement vu ce sens dans les propos de Sun Tzu ? ou qu’elle a cherché à tordre la réalité pour placer ce conseil, selon elle important ?

Je pencherai pour la deuxième solution (une des raisons est que la collection Master Class, qui publie l’ouvrage de Karen Mc Creadie, se livre à cet exercice de transposition au monde des affaires avec Clausewitz, mais également Machiavel, Confucius, Aristote, et même La Fontaine !…). Mais le doute existe.

A travers cet exemple et celui du précédent billet, nous voyons que même les propos les plus basiques peuvent s’avérer sources d’enseignements pour peu que l’on fasse un petit effort d’imagination. Mais faut-il pour autant formaliser ces interprétations ?

J’avoue me poser réellement la question. En effet, pratiquement n’importe quel texte un peu poétique deviendrait alors source de grande sagesse. Pourtant, je suis convaincu de la supériorité de profondeur de L’art de la guerre sur un quelconque Manuel du guerrier de la lumière de Paulo Coelho.

Alors, une exégèse de Sun Tzu se voulant complète se devra-t-elle de présenter la palette de toutes les interprétations possibles des propos de Sun Tzu ? Ou, considérant cette attitude comme décridibilisante, devra-t-elle volontairement passer sous silence les plus tirées par les cheveux (en ayant alors conscience que certaines de ces applications pourront réellement être livrées sur la place publique, comme ici avec l’exemple de Karen Mc Creadie, et qu’il pourra alors nous être reproché de ne pas avoir évoqué cette lecture) ?

Et surtout où situer la limite entre les pensées intéressantes et celles primaires ? Si le premier degré de la maxime « Lorsque les arbres remuent en grand nombre, l’ennemi avance » ne fait aucun doute, pas plus que la véritable profondeur stratégique de l’apophtegme « La guerre repose sur le mensonge », qu’en est-il de tous les aphorismes intermédiaires qui ne sont ni franchement primaires ni franchement grandioses (comme tous ceux qui s’avèrent aujourd’hui largement dépassées et ne méritent donc pas forcément que l’on s’y attarde) ?

La question reste ouverte.


[1] Karen Mc Creadie, Sun Tzu – Leçons de stratégie appliquée, éditions Maxima, 2008.

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Une réflexion sur « Jusqu’où interpréter Sun Tzu ? »

  1. Merci pour ce blog! C’est un vrai bonheur de lire toutes ces précisions sur l’Art de la Guerre. Je ne connais que l’édition 1001 Nuits, mais je compte bien commander celles de V. Niquet et J. Lévi. Merci notamment pour votre regard sur la transposabilité de l’oeuvre de Sun Tzu. Continuez svp!

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