Comment se sont composés les treize chapitres de L’art de la guerre ?

L'art de la guerre était originellement écrit sur des lattes de bambou

L’art de la guerre était originellement écrit sur des lattes de bambou

Nous avions vu dans notre billet De quand date le texte de L’art de la guerre que nous connaissons ? que si Sun Tzu avait formalisé sa pensée durant la seconde moitié du IVe siècle av. J.-C., le traité lui-même a pu n’être écrit que bien plus tardivement. La plus ancienne version qui nous soit parvenue, le manuscrit du Yinqueshan, ne date d’ailleurs que de 130 av. J.-C.

Pour autant, les spécialistes estiment que L’art de la guerre a probablement été composé par agrégation durant la seconde moitié du IVe siècle av. J.-C. Il est en effet probable que le traité que nous connaissons aujourd’hui ne soit pas le fruit d’un auteur unique, mais que plusieurs strates d’écritures, de réécritures, voire de commentaires, soient à l’origine du texte que nous utilisons aujourd’hui comme référence (cf. notre billet Sun Tzu est-il le véritable auteur de L’art de la guerre ?). Comme le fait remarquer Jean Lévi, des preuves de cette activité d’assemblage se retrouvent tout au long du traité : chaque chapitre est composé de nombreux passages très courts, parfois réduits à une unique phrase ; si ces passages sont généralement reliés par thème au titre du chapitre, ils le sont bien souvent de façon lâche et, dans certains chapitres, le propos est tout autre ; certains préceptes semblent provenir d’un autre chapitre ; quelques phrases sont reproduites mot pour mot dans plus d’un chapitre ; enfin, certaines maximes semblent tout simplement n’être que des commentaires ultérieurs, incorporés dans le texte original par erreur de recopie.

Un exemple frappant de cette activité d’assemblage nous est donné par le manuscrit du Yinqueshan : à la liste des grands hommes dont l’activité d’agents doubles permirent à des royaumes de s’assurer l’hégémonie (« Les Yin durent leur triomphe à la présence de Yi Yin à la cour des Hsia, les Tcheou à celle de Liu Ya chez les Yin. », chapitre 13), apparait le nom de Sou Ts’in, dont le rôle d’espion à la solde du Yen aurait été révélé à la suite de son assassinat en …321 av. J.-C., alors que nous savons que le traité a dû commencer d’exister formellement un peu avant cette période.

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Une culture chinoise de la ruse ?

Un classique chinois des ruses : Les 36 stratagèmes

Un classique chinois des ruses : Les 36 stratagèmes

La ruse et les stratagèmes sont particulièrement valorisés chez Sun Tzu (cf. notre précédent billet De la duperie), tout comme dans le reste de la littérature militaire chinoise qui abonde d’exemples de ruses permettant de remporter la victoire d’une manière indirecte sans avoir à combattre. Les opérations militaires réussies mais considérées comme coûteuses et aventuristes sont en revanche toujours condamnées.

En apôtre de la ruse, Sun Tzu tient donc une position radicalement opposée à celle de Clausewitz. Pour ce dernier, la ruse va obérer des forces qui pourront se révéler faire cruellement défaut au point décisif. Le stratège prussien conclut d’ailleurs que seuls les faibles ont recours à la ruse :

« Quel que soit notre penchant à voir les chefs de guerre se surpasser en astuces, en habilité et en feintes, il faut reconnaître que ces qualités se manifestent peu dans l’Histoire et se sont rarement fait jour parmi les masses des évènements et des circonstances. […] Ce qui, en guerre, ressemble [à la ruse] –ordres et plans factices, fausses nouvelles répandues à l’intention de l’ennemi, etc.­- est généralement si peu efficace dans le domaine de la stratégie qu’on ne peut y recourir qu’en certaines occasions isolées qui se présentent d’elles-mêmes. […] Le sérieux de l’amère nécessité rend l’action directe si urgente qu’elle ne laisse pas place au jeu. » (De la guerre, Livre III, chapitre 10)

Clausewitz n’envisage par exemple pas qu’une diversion puisse produire de véritables effets avec un nombre réduit de moyens. Au contraire :

« [La diversion] est fréquemment néfaste. […] Toute diversion apporte la guerre dans un secteur où elle n’aurait pas pénétré sans cela ; elle fera donc toujours lever quelques forces ennemies qui seraient restées inactives. » (De la guerre, Livre VII, chapitre 10)

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L’environnement philosophique au temps de Sun Tzu

Un célèbre contemporain de Sun Tzu : Confucius

Un célèbre contemporain de Sun Tzu : Confucius

La période des Royaumes combattants a correspondu à un âge d’or de la réflexion militaire chinoise qui bouleversa les pratiques guerrières et aboutit à l’unification du monde chinois et à la naissance de l’Empire.

Si les combats incessants eurent à cette époque pour conséquence de détruire les anciens fiefs, ils mirent également à bas la morale traditionnelle : cette ère, qui fut l’une des plus troublées de l’histoire de Chine, s’avèrera être l’une des plus riches intellectuellement, en voyant l’émergence de grands courants philosophiques, les « Cent Écoles », qui dominèrent les modes de pensées du monde chinois ou sinisé. Pour la première fois, des écrits contribuèrent à alimenter cette réflexion : ouvrages administratifs, spéculations cosmiques, discours sur la morale et les rituels, projets sociaux utopiques, … Leurs doctrines variées allaient constituer les fondations de la pensée politique chinoise pour les deux mille ans à venir, concomitamment à nos philosophes antiques. Les plus célèbres courants originaires de cette époque étaient ceux des confucéens, des taoïstes et des légistes. Ces derniers furent d’ailleurs à l’origine de l’organisation sociale du royaume de Qin, premier unificateur de l’Empire en 221 av. J.-C.

Selon la conception chinoise classique, la pensée stratégique proprement militaire n’était qu’une branche de la stratégie politique, qui elle-même découlait d’une réflexion philosophique plus globale. C’est pourquoi de nombreux ouvrages comme le Tao Te King de Laozi ou les classiques confucéens traitaient de la question de la guerre. À l’inverse, les traités militaires comme celui de Sun Tzu, proche en cela du Prince de Machiavel, étaient lus autant comme des traités de gouvernement que comme des traités militaires (voir notre billet Du charisme du général).

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Sun Tzu est-il adapté aux conflits asymétriques ?

Sun Tzu plus adapté aux conflits asymétriques que symétriques ?

Nous venons de le voir, à l’instar de la plupart des conflits que l’Empire chinois connaîtra tout au long de son histoire, les guerres des Royaumes combattants étaient le plus souvent internes, entre voisins qu’il fallait absorber et en aucun cas détruire, l’adversaire d’aujourd’hui ayant « naturellement » vocation à devenir le sujet de demain. Les hommes des Royaumes combattants, en dépit de différences linguistiques et culturelles, appartenaient au même univers. Ils se sentaient proches par la civilisation et possédaient une écriture commune ; ils partageaient les mêmes valeurs, se réclamaient de la même tradition et, finalement, aspiraient tous à la restauration de l’unité perdue. Il y avait donc pas à proprement parler d’asservissement d’un peuple par une nation étrangère, mais une réalisation de l’idéal imaginé par les saints rois à l’origine de la civilisation. Toute la philosophie de L’art de la guerre s’inscrivait dans ce contexte de guerre symétrique entre deux adversaires qui ne recherchaient pas l’annihilation réciproque mais simplement la victoire.

Pourtant, à l’époque de Sun Tzu, d’autres formes de conflits existaient : les « barbares », ces étrangers au monde chinois qui pressaient aux frontières, devaient être régulièrement combattus. Mais dans ce cas-là, les oppositions entre les deux peuples étaient trop profondes, les modes de vie trop différents, et les manières de sentir et de penser trop éloignées pour qu’il puisse y avoir conciliation. Dans le même temps, l’immensité de la steppe rendait chimérique tout espoir d’une victoire militaire décisive sur ces barbares[1].

Or L’art de la guerre ne traite absolument pas de ce type de confrontation entre deux adversaires fondamentalement différents, ce que nous pourrions aujourd’hui rapprocher du « conflit asymétrique ». Le traité de Sun Tzu n’a été conçu que pour des oppositions entre adversaires appartenant au même monde. Ce qui a été le cas de la plupart de nos « grandes guerres » : avant même notre monde « globalisé », il n’y avait déjà plus d’étrangers dans les conflits symétriques. Et ce même s’il y avait diabolisation de l’ennemi : les Nazis de la seconde guerre mondiale ou les Communistes de la Guerre froide ne devaient pas être exterminés mais seulement battus, pour qu’il leur soit ensuite imposé le retour (ou l’entrée) dans le « droit chemin ».

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L’empreinte de la période des Royaumes combattants dans la composition de L’art de la guerre

Les Royaumes combattants ont-ils tant influencé Sun Tzu ?

Les Royaumes combattants ont-ils réellement influencé Sun Tzu ?

Si L’art de la guerre est aujourd’hui perçu comme atemporel, certains préceptes peuvent être suspectés de découler directement des spécificités de la période des Royaumes combattants dans laquelle a évolué Sun Tzu.

Nous l’avons vu dans le billet précédent, la progressive disparition du char avait bouleversé l’art de la guerre, en ne cantonnant plus ce dernier au simple choix du « bon moment » (pour attaquer, pour entrer en guerre, etc.), mais en exigeant une véritable maîtrise de l’art militaire.

Autre spécificité de la période des Royaumes combattants par rapport à celle qui l’avait précédée : nous sommes désormais dans le cadre d’un univers de conscription et non d’armées professionnelles. Le problème qui se pose maintenant au général est donc de transformer des paysans, n’y connaissant rien au maniement des armes, en militaires aptes à remporter des victoires. La solution que propose Sun Tzu n’est pas d’avoir une armée de métier, ni même d’instaurer un service militaire (comme le préconisait par exemple son contemporain Wu Zixu), mais bien de faire avec la ressource, aussi inapte à la guerre soit-elle. Stimuler le courage de troupes constituées non par des soldats professionnels, mais de paysans enrôlés plus ou moins de force dans les armées, a toujours constitué un des soucis majeurs du commandement dans ce type d’armée (L’art de la guerre de Sun Bin contient d’ailleurs un chapitre entièrement dévolu à cette question). Empruntant à la fois aux écoles philosophiques des stratèges et des légistes, Sun Tzu préconisa de placer ses soldats dans une position telle que, mis au pied du mur, ils soient contraints de déployer des trésors de bravoure (école des stratèges) ; et il préconisa également de se baser sur la loi et le système répressif en maniant les récompenses et punitions (école légiste).

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