L’environnement philosophique au temps de Sun Tzu

Un célèbre contemporain de Sun Tzu : Confucius

Un célèbre contemporain de Sun Tzu : Confucius

La période des Royaumes combattants a correspondu à un âge d’or de la réflexion militaire chinoise qui bouleversa les pratiques guerrières et aboutit à l’unification du monde chinois et à la naissance de l’Empire.

Si les combats incessants eurent à cette époque pour conséquence de détruire les anciens fiefs, ils mirent également à bas la morale traditionnelle : cette ère, qui fut l’une des plus troublées de l’histoire de Chine, s’avèrera être l’une des plus riches intellectuellement, en voyant l’émergence de grands courants philosophiques, les « Cent Écoles », qui dominèrent les modes de pensées du monde chinois ou sinisé. Pour la première fois, des écrits contribuèrent à alimenter cette réflexion : ouvrages administratifs, spéculations cosmiques, discours sur la morale et les rituels, projets sociaux utopiques, … Leurs doctrines variées allaient constituer les fondations de la pensée politique chinoise pour les deux mille ans à venir, concomitamment à nos philosophes antiques. Les plus célèbres courants originaires de cette époque étaient ceux des confucéens, des taoïstes et des légistes. Ces derniers furent d’ailleurs à l’origine de l’organisation sociale du royaume de Qin, premier unificateur de l’Empire en 221 av. J.-C.

Selon la conception chinoise classique, la pensée stratégique proprement militaire n’était qu’une branche de la stratégie politique, qui elle-même découlait d’une réflexion philosophique plus globale. C’est pourquoi de nombreux ouvrages comme le Tao Te King de Laozi ou les classiques confucéens traitaient de la question de la guerre. À l’inverse, les traités militaires comme celui de Sun Tzu, proche en cela du Prince de Machiavel, étaient lus autant comme des traités de gouvernement que comme des traités militaires (voir notre billet Du charisme du général).

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Sun Tzu est-il adapté aux conflits asymétriques ?

Sun Tzu plus adapté aux conflits asymétriques que symétriques ?

Nous venons de le voir, à l’instar de la plupart des conflits que l’Empire chinois connaîtra tout au long de son histoire, les guerres des Royaumes combattants étaient le plus souvent internes, entre voisins qu’il fallait absorber et en aucun cas détruire, l’adversaire d’aujourd’hui ayant « naturellement » vocation à devenir le sujet de demain. Les hommes des Royaumes combattants, en dépit de différences linguistiques et culturelles, appartenaient au même univers. Ils se sentaient proches par la civilisation et possédaient une écriture commune ; ils partageaient les mêmes valeurs, se réclamaient de la même tradition et, finalement, aspiraient tous à la restauration de l’unité perdue. Il y avait donc pas à proprement parler d’asservissement d’un peuple par une nation étrangère, mais une réalisation de l’idéal imaginé par les saints rois à l’origine de la civilisation. Toute la philosophie de L’art de la guerre s’inscrivait dans ce contexte de guerre symétrique entre deux adversaires qui ne recherchaient pas l’annihilation réciproque mais simplement la victoire.

Pourtant, à l’époque de Sun Tzu, d’autres formes de conflits existaient : les « barbares », ces étrangers au monde chinois qui pressaient aux frontières, devaient être régulièrement combattus. Mais dans ce cas-là, les oppositions entre les deux peuples étaient trop profondes, les modes de vie trop différents, et les manières de sentir et de penser trop éloignées pour qu’il puisse y avoir conciliation. Dans le même temps, l’immensité de la steppe rendait chimérique tout espoir d’une victoire militaire décisive sur ces barbares[1].

Or L’art de la guerre ne traite absolument pas de ce type de confrontation entre deux adversaires fondamentalement différents, ce que nous pourrions aujourd’hui rapprocher du « conflit asymétrique ». Le traité de Sun Tzu n’a été conçu que pour des oppositions entre adversaires appartenant au même monde. Ce qui a été le cas de la plupart de nos « grandes guerres » : avant même notre monde « globalisé », il n’y avait déjà plus d’étrangers dans les conflits symétriques. Et ce même s’il y avait diabolisation de l’ennemi : les Nazis de la seconde guerre mondiale ou les Communistes de la Guerre froide ne devaient pas être exterminés mais seulement battus, pour qu’il leur soit ensuite imposé le retour (ou l’entrée) dans le « droit chemin ».

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L’empreinte de la période des Royaumes combattants dans la composition de L’art de la guerre

Les Royaumes combattants ont-ils tant influencé Sun Tzu ?

Les Royaumes combattants ont-ils réellement influencé Sun Tzu ?

Si L’art de la guerre est aujourd’hui perçu comme atemporel, certains préceptes peuvent être suspectés de découler directement des spécificités de la période des Royaumes combattants dans laquelle a évolué Sun Tzu.

Nous l’avons vu dans le billet précédent, la progressive disparition du char avait bouleversé l’art de la guerre, en ne cantonnant plus ce dernier au simple choix du « bon moment » (pour attaquer, pour entrer en guerre, etc.), mais en exigeant une véritable maîtrise de l’art militaire.

Autre spécificité de la période des Royaumes combattants par rapport à celle qui l’avait précédée : nous sommes désormais dans le cadre d’un univers de conscription et non d’armées professionnelles. Le problème qui se pose maintenant au général est donc de transformer des paysans, n’y connaissant rien au maniement des armes, en militaires aptes à remporter des victoires. La solution que propose Sun Tzu n’est pas d’avoir une armée de métier, ni même d’instaurer un service militaire (comme le préconisait par exemple son contemporain Wu Zixu), mais bien de faire avec la ressource, aussi inapte à la guerre soit-elle. Stimuler le courage de troupes constituées non par des soldats professionnels, mais de paysans enrôlés plus ou moins de force dans les armées, a toujours constitué un des soucis majeurs du commandement dans ce type d’armée (L’art de la guerre de Sun Bin contient d’ailleurs un chapitre entièrement dévolu à cette question). Empruntant à la fois aux écoles philosophiques des stratèges et des légistes, Sun Tzu préconisa de placer ses soldats dans une position telle que, mis au pied du mur, ils soient contraints de déployer des trésors de bravoure (école des stratèges) ; et il préconisa également de se baser sur la loi et le système répressif en maniant les récompenses et punitions (école légiste).

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Les Royaumes combattants de Sun Tzu

Les royaumes combattants

Les royaumes combattants

Si la tradition attribue la vie de Sun Tzu au VIe siècle av. J.-C., durant la période dite « des Printemps et des Automnes » (-722 à -476)[1], nous avons vu que les historiens datent en réalité la composition du traité à la seconde moitié du IVe siècle av. J.-C., c’est-à-dire durant la période des « Royaumes combattants » (-476 à -221).

Cette période fut la dernière de l’ère pré-impériale chinoise. En effet, comme son nom l’indique, la Chine des Royaumes combattants est à ce moment-là tout sauf réunie. Ce ne sera qu’en 221 av. J.-C. que l’Etat de Qin écrasera tous ses rivaux et unifiera pour la première fois le pays qui portera son nom[2].

A l’époque de Sun Tzu, ne subsistaient de la pléthore de principautés du début de la dynastie Zhou (commencée en -1046) que sept grandes puissances. Véritables nations, centralisées et militarisées, elles étaient en rivalité permanente. L’objectif de la guerre ne consistait dès lors plus, comme aux périodes précédentes, à s’emparer de richesses humaines ou matérielles à la suite d’opérations ponctuelles, mais bien à conquérir un territoire et à le contrôler politiquement. L’univers de Sun Tzu était donc un monde clos, duquel les territoires pouvaient changer de main mais ne devaient pas être détruits.

Nous avions consacré un billet complet à la structure de l’armée dans L’art de la guerre. A l’époque de Sun Tzu, la cavalerie n’avait pas encore fait son apparition en Chine. Elle le fera progressivement à la fin de la période, sous l’influence des tribus barbares contre lesquelles elle commença à se trouver confrontée à partir du Ve siècle av. J.-C. L’infanterie, en revanche, prenait une importance nouvelle, reléguant à une position plus subalterne le char de guerre des nobles, naguère pièce maîtresse des engagements[3]. Les combattants étaient armés de lances et de javelots aux pointes de fer, mais aussi d’arbalètes (d’où la notion d’« appui sur la détente » du chapitre 11).

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