L’étude du terrain, un propos vieilli

Terrains

Le choix du terrain est primordial

Surtout concentrée dans les chapitres 9 à 11, une part importante de L’art de la guerre est consacrée à l’étude des terrains. Sun Tzu en livre plusieurs catégorisations :

« Qui ignore la nature du terrain – montueux ou boisé, accidenté ou marécageux – ne pourra faire avancer ses troupes. » (chapitre 7, propos répété quasi in extenso au chapitre 11)

« Montagnes […] milieu fluvial […] zone marécageuse [et] terrain plat. Ces quatre positions avantageuses furent celles qui permirent à l’Empereur Jaune de venir à bout des Quatre Souverains. » (chapitre 9)

« Un terrain peut être accessible, scabreux, neutralisant, resserré, accidenté ou lointain. » (chapitre 10)

« A la guerre, un terrain peut être de dispersion, de négligence, de confrontation, de rencontre, de communication, de diligence, de sape, d’encerclement ou d’anéantissement. » (chapitre 11)

Si les deux premières pourraient être considérées d’un seul tenant, Sun Tzu établissant ici une classification sous le prisme de la topographie, les deux dernières sont plus fourre-tout : pour le chapitre 10, la catégorisation résulte soit de la nature du terrain (pour les « accessibles » et « scabreux »), soit de l’avantage obtenu en cas de confrontation (pour les « neutralisants » et « lointains ») :

« On appelle accessible un théâtre sur lequel les deux belligérants disposent d’une totale liberté de mouvements […] On appelle scabreux un lieu où il est aisé de s’engager et difficile de se dégager […] On appelle neutralisant un lieu où aucune des deux parties n’a intérêt à prendre l’initiative […] Une terre lointaine est celle où, à forces égales, il est hasardeux de provoquer l’ennemi » (chapitre 10)

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Des propos qui demeurent obscurs

Un texte présentant de nombreux écueils aux traducteurs

Un texte présentant de nombreux écueils aux traducteurs

Nous avons vu dans le billet Un traité volontairement obscur que les maximes de Sun Tzu pouvaient bien souvent se révéler particulièrement ardues à traduire en français à cause, entre autres, de l’élasticité de la langue classique chinoise. Si la plupart du temps Jean Lévi s’engage dans sa traduction et livre un texte compréhensible en prenant parti sur les amphibologies du texte original, certains propos demeurent néanmoins encore hermétiques. Le traducteur est en effet confronté au dilemme de devoir également rendre le plus fidèlement possible les propos du texte original, jusque dans ses incompréhensibilités.

Ces dernières se constatent très bien par la confrontation des glossateurs historiques, qui avaient par endroits des compréhensions totalement divergentes de certains des passages de L’art de la guerre. Prenons un exemple :

« L’analyse stratégique comprend : les superficies, les quantités, les effectifs, la balance des forces et la supériorité. Du territoire dépendent les superficies, les superficies conditionnent les quantités, les quantités les effectifs, les effectifs la balance des forces, la balance des forces la supériorité. » (chapitre 4)

Ces propos obscurs de Sun Tzu, non développés par la suite dans le traité, obligent Jean Lévi à en éclairer le sens dans une note explicative :

Chacun de ces termes est analysé par les commentateurs ; en fait, ceux-ci se répètent ou se contredisent. On peut néanmoins, dans cette cacophonie, dégager, deux interprétations. Soit il s’agit, dans un sens restrictif, de l’examen du théâtre des opérations et des différentes étapes des supputations qui conduisent à prédire l’issue de la guerre ; soit on donne un sens plus général à la comparaison, et il s’agit du calcul des atouts respectifs des deux principautés. Ti (terres) signifiant aussi bien « territoire » que « terrain », où se déroule la bataille.[1]

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Les éditions numériques de L’art de la guerre

L'offre Kindle.

L’offre Kindle.

Aussi curieux que cela puisse paraitre, alors qu’il existe une vingtaine de traductions françaises du traité de Sun Tzu en version papier, il ne s’en trouve pratiquement qu’une unique en version numérique : celle libre de droits du Père Amiot (ou plutôt « théoriquement libre de droits », car comme nous l’avons vu dans le billet De l’imposture des traductions dites du père Amiot, la véritable version du père Amiot n’est quasiment jamais publiée : celles communément diffusées sont en réalité des textes dont le plus ancien remonte à 1948, et le plus récent à 2009 !)

En nous cantonnant aux e-books (version Kindle d’Amazon, iBooks d’Apple, ou Google Play de Google), il existe plusieurs dizaines de versions. Et quelques-unes de plus si l’on rajoute les PDF accessibles directement sur Internet. Mais à bien y regarder, si l’on ne rentre pas dans le détail de la version du père Amiot dont il s’agit, seule la couverture change à chaque fois !

Deux exceptions à ce tableau : une version pour iPad uniquement, basée sur la traduction de Valérie Niquet, et enrichie de vidéos de différentes personnalités contemporaines commentant le texte ; nous y avions consacré un billet complet. Et la traduction d’Alexis Lavis parue aux Presses du Châtelet sur Google Play. Pourquoi juste celle-là et pas les autres ? Mystère…

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Sun Tzu est-il adapté aux conflits asymétriques ?

Sun Tzu plus adapté aux conflits asymétriques que symétriques ?

Nous venons de le voir, à l’instar de la plupart des conflits que l’Empire chinois connaîtra tout au long de son histoire, les guerres des Royaumes combattants étaient le plus souvent internes, entre voisins qu’il fallait absorber et en aucun cas détruire, l’adversaire d’aujourd’hui ayant « naturellement » vocation à devenir le sujet de demain. Les hommes des Royaumes combattants, en dépit de différences linguistiques et culturelles, appartenaient au même univers. Ils se sentaient proches par la civilisation et possédaient une écriture commune ; ils partageaient les mêmes valeurs, se réclamaient de la même tradition et, finalement, aspiraient tous à la restauration de l’unité perdue. Il y avait donc pas à proprement parler d’asservissement d’un peuple par une nation étrangère, mais une réalisation de l’idéal imaginé par les saints rois à l’origine de la civilisation. Toute la philosophie de L’art de la guerre s’inscrivait dans ce contexte de guerre symétrique entre deux adversaires qui ne recherchaient pas l’annihilation réciproque mais simplement la victoire.

Pourtant, à l’époque de Sun Tzu, d’autres formes de conflits existaient : les « barbares », ces étrangers au monde chinois qui pressaient aux frontières, devaient être régulièrement combattus. Mais dans ce cas-là, les oppositions entre les deux peuples étaient trop profondes, les modes de vie trop différents, et les manières de sentir et de penser trop éloignées pour qu’il puisse y avoir conciliation. Dans le même temps, l’immensité de la steppe rendait chimérique tout espoir d’une victoire militaire décisive sur ces barbares[1].

Or L’art de la guerre ne traite absolument pas de ce type de confrontation entre deux adversaires fondamentalement différents, ce que nous pourrions aujourd’hui rapprocher du « conflit asymétrique ». Le traité de Sun Tzu n’a été conçu que pour des oppositions entre adversaires appartenant au même monde. Ce qui a été le cas de la plupart de nos « grandes guerres » : avant même notre monde « globalisé », il n’y avait déjà plus d’étrangers dans les conflits symétriques. Et ce même s’il y avait diabolisation de l’ennemi : les Nazis de la seconde guerre mondiale ou les Communistes de la Guerre froide ne devaient pas être exterminés mais seulement battus, pour qu’il leur soit ensuite imposé le retour (ou l’entrée) dans le « droit chemin ».

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L’empreinte de la période des Royaumes combattants dans la composition de L’art de la guerre

Les Royaumes combattants ont-ils tant influencé Sun Tzu ?

Les Royaumes combattants ont-ils réellement influencé Sun Tzu ?

Si L’art de la guerre est aujourd’hui perçu comme atemporel, certains préceptes peuvent être suspectés de découler directement des spécificités de la période des Royaumes combattants dans laquelle a évolué Sun Tzu.

Nous l’avons vu dans le billet précédent, la progressive disparition du char avait bouleversé l’art de la guerre, en ne cantonnant plus ce dernier au simple choix du « bon moment » (pour attaquer, pour entrer en guerre, etc.), mais en exigeant une véritable maîtrise de l’art militaire.

Autre spécificité de la période des Royaumes combattants par rapport à celle qui l’avait précédée : nous sommes désormais dans le cadre d’un univers de conscription et non d’armées professionnelles. Le problème qui se pose maintenant au général est donc de transformer des paysans, n’y connaissant rien au maniement des armes, en militaires aptes à remporter des victoires. La solution que propose Sun Tzu n’est pas d’avoir une armée de métier, ni même d’instaurer un service militaire (comme le préconisait par exemple son contemporain Wu Zixu), mais bien de faire avec la ressource, aussi inapte à la guerre soit-elle. Stimuler le courage de troupes constituées non par des soldats professionnels, mais de paysans enrôlés plus ou moins de force dans les armées, a toujours constitué un des soucis majeurs du commandement dans ce type d’armée (L’art de la guerre de Sun Bin contient d’ailleurs un chapitre entièrement dévolu à cette question). Empruntant à la fois aux écoles philosophiques des stratèges et des légistes, Sun Tzu préconisa de placer ses soldats dans une position telle que, mis au pied du mur, ils soient contraints de déployer des trésors de bravoure (école des stratèges) ; et il préconisa également de se baser sur la loi et le système répressif en maniant les récompenses et punitions (école légiste).

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