Un traité volontairement obscur

Que renferment ces caractères ?

Le traité de Sun Tzu est, nous l’avons vu dans un billet précédent, particulièrement obscur.

Outre les difficultés propres à la langue, Jean Lévi explique[1] que beaucoup de livres privilégiaient à l’époque ancienne une forme cryptique : ils n’étaient pas là pour fournir un exposé clair et raisonné d’une théorie, mais au contraire pour n’être accessibles qu’aux seuls initiés. Une certaine obscurité pouvait ainsi être volontairement recherchée, comme on a pouvait par exemple l’observer chez Lao Tseu[2]. La guerre étant chaos, étant un objet insaisissable, une description correcte doit également être chaotique pour refléter au mieux son sujet. En outre, l’art de la guerre étant un sujet sensible qui ne doit pas être connu par tout le monde, il convient qu’il demeure obscur pour n’être compris que des véritables initiés ! En Chine, s’agissant de la transmission d’un dao, « d’une recette », qui assure la domination, tout message trop clair est dévalorisé, car devenant alors accessible à tous.

Reprocher à Sun Tzu d’avoir écrit un traité inachevé, chaotique et imparfait relèverait donc ainsi de l’anachronisme et de l’ethnocentrisme. Encore aujourd’hui, ce qu’un Occidental percevrait comme faiblesses et imperfections pourrait être vu par un Chinois comme qualités. Ce sont d’ailleurs ces caractéristiques d’obscurité, d’ambiguïté et d’amphibologie qui ont permis au traité de traverser les siècles et d’être aujourd’hui transposé à tous les domaines de la vie courante, car il est ainsi possible de projeter sur ce texte toutes sortes de situations contemporaines.

En outre, nombre de traités se servaient à dessein de la plasticité sémique du chinois classique pour fournir un discours qui jouait sur plusieurs plans du réel : philosophique, cosmologique, politique, physiologique et stratégique. Jean Lévi note ainsi[3] :

Le discours sur la guerre chinois ne parle pas de la guerre, dans sa dimension technique, ou du moins ne l’aborde que de façon accessoire. Ce sont des traités cosmologico-philosophiques, des livres de sagesse qui, prenant prétexte de la guerre, touchent à bien autre chose : au rapport entre macrocosme et microcosme, au perfectionnement de soi, à l’art de gouverner, et en dernier ressort seulement aux opérations militaires ‑ et ce, à travers le procédé de l’étagement des plans, de la stratification des niveaux de signification. Si les militaires occidentaux limitent leur objet à cette chose triviale pour les théoriciens chinois qu’est le théâtre des opérations, un livre comme le Sunzi s’intéresse à tout ce qui, pour leurs collègues de l’autre extrémité du continent, ne ressortit pas à la guerre. Les traités occidentaux commencent là où s’arrêtent les œuvres stratégiques chinoises : l’affrontement.

Le sinologue en conclut :

Aussi la traduction en français, et sans doute en toute langue occidentale, pour prendre en compte le sens véritable du traité devrait-elle rendre non seulement la superposition des niveaux interprétatifs, mais encore la signification créée par leur tension à l’intérieur d’un même texte. Ce qui est presque irréalisable.

Néanmoins l’expérience est moins désespérée qu’il n’y paraît si l’on pose qu’une traduction ne vise pas à se substituer à l’original, mais à faire sentir, d’une certaine façon, le rapport de l’œuvre à la langue et à la pensée, ce qui […] est l’opposé de la littéralité.

Face à cette extraordinaire difficulté, « presque irréalisable » selon Jean Lévi, il convient de souligner l’importance du commentateur, qui choisissait l’interprétation du texte qui lui paraissait préférable – par exemple celle qui répondait le mieux à ses orientations idéologiques. Si à la fin du IIe siècle ap. J.-C., une pensée élaborée cinq à six siècles plus tôt prit sa forme à peu près définitive, le propos restait néanmoins encore souvent obscur. Il convenait donc de l’éclairer de commentaires. Ce furent les onze retenus au XIe siècle par les compilateurs Song, qui officialisèrent cette « lecture correcte » du traité de Sun Tzu. Mais même là, il n’y avait au final pas une mais des lectures de L’art de la guerre.

Nous voyons donc bien tout l’intérêt des notes de bas de page, telles celles fournies tout au long de sa traduction par Jean Lévi. La démarche de ce dernier est d’ailleurs clairement de partir de la version la plus complète et la plus lisible, celle des Song, en donnant en notes les variantes intéressantes, comme celles introduites par la version du Yinqueshan. Ainsi, à titre d’exemple, pour reprendre une différence de traduction énoncée précédemment à propos de la maxime du chapitre 6 « Qui tient toutes les places qu’il défend, défend des places qui ne sont pas attaquées », Jean Lévi apporte le commentaire suivant :

La version du Yinqueshan comporte là encore l’adverbe pi, « nécessairement » en lieu et place de la négation pou. Si on adopte cette leçon, le sens serait alors le suivant : « Qui emporte toutes les places qu’il investit, attaque là où elles ne sont pas défendues ; qui tient toutes les places qu’il défend, se trouve là où se porte l’attaque. »[4]

Pour être véritablement complet, le texte brut de L’art de la guerre se doit donc, selon nous, de comporter ces notes de traduction explicatives.


[1] Correspondance avec Jean Lévi.

[2] Ceci dit, les Chinois savaient aussi exposer leurs idées de façon argumentée et claire quand ils le jugeaient nécessaire. Certains essais de Han Fei sont ainsi d’une extrême rigueur logique ; il en va de même de Shang Yang qui, pour être elliptique, n’en est pas moins fort bien construit et possède une grande force argumentative (même si ses raisonnements pèchent souvent par simplisme) ou Mencius, qui utilise parfois des arguments spécieux mais présente néanmoins une grande logique dans l’exposition.

[3] Jean Lévi, Réflexions chinoises, « Problèmes d’indétermination sémantique dans la traduction de textes philosophiques chinois », Paris, Albin Michel, 2011, pp. 150 et 162.

[4] In Les sept traités de la guerre traduit par Jean Lévi (éditions Hachette, 2008), p.106.

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