L’art de la guerre, un patchwork stylistique

Certains traducteurs choisissent de conserver explicitement les listes de L’art de la guerre.

Certains traducteurs choisissent de conserver explicitement les listes de L’art de la guerre.

L’art de la guerre ne présente pas un style unique. Si nous avions recensé dans le billet Qui parle ? les multiples formulations employées par Sun Tzu pour exposer ses préceptes, nous allons voir ici que d’autres aspects donnent au traité une impression de patchwork littéraire.

Pour commencer, constatons que si le style général du traité est globalement déclamatoire, quelques passages sont exposés dans un style narratif, tranchant avec le reste du texte :

« Quel indescriptible tohu-bohu ! Comme le combat est confus ! et cependant rien ne peut semer le désordre dans leurs rangs. Quel chaos ! quel méli-mélo ! ils sont repliés sur eux-mêmes comme une boule, et pourtant nul ne peut venir à bout de leur disposition. » (chapitre 5)

De même, quelques envolées lyriques surgissent par endroits :

« Qui excelle à la défensive se cache au plus profond des neuf replis de la Terre ; qui excelle à l’offensive se meut au-dessus des neuf étages du Ciel. » (chapitre 4)

« Une armée victorieuse est comme un poids d’une livre face à une once, une armée vaincue est une once face à une livre. Si les soldats d’une troupe victorieuse ont la puissance d’une chute d’eau tombant d’une hauteur de mille toises, ils la doivent à l’effet de leurs formations. » (chapitre 4)

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Des idées en désordre ?

L'ordre se cache-t-il derrière ces caractères ?

L’ordre se cache-t-il derrière ces caractères ?

Nous avons vu dans le billet précédent que Sun Tzu livrait des idées les unes à la suite des autres, sans souci de lien logique entre elles, rendant de fait le suivi de sa pensée particulièrement ardu.

La raison de cette absence de liaisons entre les idées est que ces dernières sont assez peu ordonnées, voire souvent franchement explosées sur l’ensemble du traité. Si l’on trouve bien par endroits des successions de maximes relevant d’une idée commune qui peuvent être regroupées par les traducteurs au sein d’un même paragraphe, ce n’est pas la règle générale : la plupart du temps, comme en témoignent les billets de ce blog relatifs à l’étude du texte, les maximes de Sun Tzu doivent systématiquement être grappillées au sein de chacun des 13 chapitres, sans qu’il soit possible de prédire où.

Si certains chapitres amalgament bien des propos relevant de la même thématique (78 % du chapitre 13 sont en rapport avec le titre du chapitre : « L’espionnage »), la plupart n’y consacre, au mieux qu’une grosse part. C’est ainsi que dans le chapitre 12 « Attaques par le feu », le dernier tiers (40 % pour être précis) est sans aucun rapport ; et pour le chapitre 8 « Les neuf retournements », il n’est même pas possible de comprendre à quoi correspondent ces « neuf retournements ». Ni dans le chapitre, ni dans le reste du traité !… Quant au contenu même du chapitre, aucun thème directeur ne paraît s’en dégager, tant les idées sautent du coq à l’âne !

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Le séquençage des idées dans L’art de la guerre : un choix de traduction

Comment bien rendre le séquençage des idées ?

Comment bien rendre le séquençage des idées ?

A l’époque de Sun Tzu, la ponctuation et la notion de paragraphe n’existaient pas. Le texte était une suite ininterrompue de caractères. Face à cette difficulté, les compilateurs, puis les traducteurs, ont cherché à aider le lecteur en établissant leur propre découpage en paragraphes, afin de rendre plus apparentes les idées relevant d’une même thématique. Ces coupures s’avèrent dès lors être une véritable interprétation du séquençage des idées de Sun Tzu et conduisent à des lectures réellement différentes du même texte, en en prémâchant la compréhension.

L’art de la guerre est une succession de maximes sautant très fréquemment du coq à l’âne. Aussi, il est nécessaire d’être particulièrement attentif pour discerner chacune des idées exposées. Prenons un exemple :

« Si elle est privée de ses fourgons, de ses vivres ou de ses réserves, une armée est menacée d’anéantissement.
Qui ignore les objectifs stratégiques des autres princes ne peut conclure d’alliance, qui ignore la nature du terrain – montueux ou boisé, accidenté ou marécageux – ne pourra faire avancer ses troupes ; qui ne sait faire usage d’éclaireurs sera dans l’incapacité de profiter des avantages topographiques.
La guerre a le mensonge pour fondement et le profit pour ressort. Elle exige que l’on sache se diviser et se regrouper pour produire toutes sortes d’effets de surpris. »
(chapitre 7)

Dans ce seul passage, sont traitées six idées complètement différentes, relevant aussi bien du niveau stratégique que du niveau tactique (logistique, environnement géostratégique, terrain, duperie et manœuvre) !

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Sun Tzu prône-t-il la prise de risque ?

« Qui ose gagne » : La devise du 1er RPIMa

« Qui ose gagne » : La devise du 1er RPIMa

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, Sun Tzu se montre très frileux quant à la prise de risque au cours des batailles. Certains de ses commandements pourraient même être perçus comme des injonctions à l’immobilisme :

« On ne poursuit pas une armée dont la retraite est simulée ; […] on ne gobe pas l’appât que l’adversaire vous tend. » (chapitre 7)

Un général qui voudrait appliquer scrupuleusement cette maxime de Sun Tzu pourrait rapidement se retrouver totalement paralysé, redoutant toujours une ruse de l’adversaire. Jamais en effet il ne possèdera tout le renseignement lui permettant à coup sûr d’évaluer la position, la force et les intentions de l’adversaire. Ou alors quand il les aura, il sera trop tard…

Nous observons de même que le courage et l’audace ne semblent pas faire partie des qualités nécessaires au général :

« Le commandement dépend de la perspicacité, de l’impartialité, de l’humanité, de la résolution et de la sévérité du général. » (chapitre 1)

A un seul endroit de son traité, Sun Tzu évoque la prise de risque :

« Un général avisé prend toujours en compte, dans ses supputations, tant les avantages que les inconvénients d’une option. Il voit les profits et peut tenter des entreprises ; il ne néglige pas les risques et évite les désagréments. » (chapitre 8)

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L’art de la guerre est-il le plus ancien traité de stratégie connu ?

Restauration du bambou du plus ancien exemplaire connu de L'art de la guerre, en 1972

Restauration du bambou du plus ancien exemplaire connu de L’art de la guerre, en 1972

Dans un billet publié sur le blog L’écho du champ de bataille, nous avions exposé pourquoi la date communément affichée de rédaction de L’art de la guerre était très probablement fausse. En effet, le traité chinois a sans doute été écrit au IVe siècle av. J.-C., et non au VIe siècle comme précisé dans le seul texte ancien évoquant la vie de Sun Tzu : les Mémoires historiques de Sima Qian.

Dès lors, L’art de la guerre est-il le plus ancien traité de stratégie connu ?

Notons tout de suite qu’il n’est pas le plus ancien traité militaire. En Chine, l’existence de nombreux traités militaires antérieurs à L’art de la guerre est attestée, mais la plupart ne nous sont pas parvenus. Nous ne connaissons leur existence que par le recensement de catalogues de bibliothèques ou quelques citations issues d’ouvrages postérieurs. Sun Tzu lui-même cite l’un d’eux : le « Jun zheng », que l’on peut traduire par « De l’administration des forces armées »[1] :

« C’est pourquoi, selon le  Jun zheng : « Lorsqu’on ne peut s’entendre il faut utiliser gongs et tambours ; lorsqu’on ne peut se voir, il faut utiliser étendards et drapeaux. » » (chapitre 7, traduction de Valérie Niquet)

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