Des différentes interprétations possibles de L’art de la guerre

Un texte qui peut être interprété de multiples façons

Un texte qui peut être interprété de multiples façons

A travers deux articles parus en 2011 dans la Revue Défense Nationale[1], nous avons identifié quatre niveaux de lecture de L’art de la guerre : littérale, interprétative, systémique et holistique. Non seulement chaque niveau peut conduire à une compréhension différente d’une même maxime, mais en outre plusieurs interprétations peuvent être tirées d’un même niveau (à part peut-être le premier, issu de la stricte compréhension linguistique de l’énoncé). Le traité de Sun Tzu prête le flanc à largement plus d’interprétations qu’un INF 202 « Manuel de la section d’infanterie » ou un FT 02 « Tactique générale ». Aussi, face à la variété – et parfois l’incongruité – de certaines de ces interprétations, nous pouvons nous demander s’il n’y aurait pas au final autant de lectures possibles de L’art de la guerre qu’il y a de lecteurs ? Autrement formulé : le traité de Sun Tzu pourrait-il être vu comme la Bible de la stratégie – le terme « Bible » n’étant pas ici à comprendre comme synonyme d’ « ouvrage de référence », mais bien comme le texte religieux dans son caractère amphibologique ?

Nous ne le pensons pas.

Certes, la tradition chrétienne a elle-même distingué « quatre sens de l’Ecriture » (littérale, allégorique, tropologique et anagogique[2]) pour expliquer les « lectures plurielles » du texte sacré. Mais il nous parait évident que le champ d’interprétation du traité chinois est largement moins étendu que celui de la Bible, ou tout et son contraire peut être trouvé.

Pourquoi ?

Contrairement à ce que l’on pourrait penser intuitivement, la taille relativement réduite du traité ne parait pas pouvoir en être l’explication : un texte comme le Tao Tö King de Lao Tseu n’est guère plus épais que L’art de la guerre, et pourtant la profondeur que l’on y trouve ne cesse d’être explorée.

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Sun Tzu dans les dictionnaires

La définition du Larousse

La définition du Larousse

Nous allons ici dresser un rapide panorama de la présence de Sun Tzu dans les ouvrages de référence : L’encyclopédie Universalis, le dictionnaire Larousse et Wikipédia. Ainsi que leurs grands homologues.

L’Universalis ne consacre pas d’article dédié à Sun Tzu. A peine est-il fait mention du stratège dans les articles « Armée » et « Guérilla » ; on le trouve également cité dans les biographies des personnalités françaises s’étant revendiquées de ses enseignements : Pierre Naville, Guy Debord et même l’athlète Teddy Tamgho ! A titre de comparaison, Clausewitz dispose d’un article complet, ainsi que de plusieurs entrées dans le Thésaurus.

L’Encyclopaedia Britannica consacre, elle, un court article : 246 mots (contre 1600 pour celui de Clausewitz).

L’entrée dans le dictionnaire Larousse ne date que de 1998. Le texte n’a pas varié depuis :

Sun Zi ou Sun Tse, VIe – Ve s. av. J.-C., théoricien militaire chinois. Son Art de la guerre, où il privilégie le renseignement et la surprise, constitue le plus ancien traité de stratégie connu.

Il est intéressant de voir que le Larousse véhicule toujours les dates fantaisistes de sa vie. La situation est assez étrange chez les éditions Le Robert : l’entrée Sun Zi figure dans le Dixel depuis 2009, mais est toujours absente du Petit Robert des noms propres. Dans le Dixel, la définition est alors légèrement différente de celle du Larousse ; on n’y détaille plus le contenu de l’ouvrage, mais il est précisé que son existence est hypothétique :

Sun Zi ou Sun Tse Théoricien militaire chinois (VIe – Ve s. av. J.-C.) dont l‘existence reste hypothétique. Il est l’auteur du premier traité de stratégie connu (L’art de la guerre).

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Des maximes apocryphes issues du manuscrit du Yinqueshan

Les fragments encore exploitables du manuscrits de Yinqueshan

Les fragments encore exploitables du manuscrits de Yinqueshan

Nous avions vu dans le précédent billet des maximes apocryphes attribuées à un « Maître Ho » dont on ne sait aujourd’hui rien.

D’autres maximes orphelines existent, telles celles trouvées dans le manuscrit du Yinqueshan. Il semble dans ce cas que des commentaires se soient retrouvés incorporés au texte du traité.

Les maximes suivantes proviennent de la traduction de Jean Lévi parue aux éditions Fayard/Pluriel. En rouge, le texte commun de L’art de la guerre.

Chapitre 8

[…] Il est des voies à ne pas emprunter, des villes à ne pas investir, des armées à ne pas affronter, des provinces à ne pas conquérir, des ordres royaux à ne pas obéir.

II est des routes à ne pas emprunter : cela signifie que si l’on ne s’y engage qu’à moitié, on ne pourra pas atteindre les objectifs fixés et que si on s’y engage pro­fondément, on n’obtiendra aucun bénéfice par la suite ; de sorte qu’il est désavantageux de bouger ; mais à rester sur place, on risque de se trouver encerclé.

On n’attaque pas une armée même quand on en a les moyens : cela signifie que me trouvant face à face avec l’adversaire, bien que je dispose de forces suffisantes pour lui livrer combat et suis en mesure d’acculer son général, je calcule, qu’à long terme, ils ont de leur côté la puissance d’un stratagème extraordinaire et la possibilité d’un coup habile… Dans un cas semblable, on s’abstient de livrer combat même si on le peut.

Des villes à ne pas attaquer : c’est-à-dire que même au cas où je dispose de forces suffisantes pour emporter la place, si je l’emporte, une fois conquise je ne pourrai la garder, sans être en mesure de remporter un avantage pour la suite des opérations.

Des terres qu’on s’abstient de conquérir : ce sont des contrées montagneuses ou humides, sur lesquelles rien ne pousse…

Chapitre 9  [note : Le texte du Yinqueshan est très fragmentaire en cet endroit] Continuer la lecture

Des maximes apocryphes de Sun Tzu : Les questions du roi de Wou

Sun Tzu présentant son traité au roi de Wou

Sun Tzu présentant son traité au roi de Wou

On ne connait rien de Maître Ho (ou Ho Yen-si), si ce n’est qu’il a été l’un des commentateurs traditionnels sélectionnés par Cao Cao. Au chapitre 11 du traité, son commentaire livre un entretien entre le roi de Wou et Sun Tzu. Il se peut qu’il s’agisse de paragraphes perdus d’une des différentes ver­sions du texte en circulation à l’époque des Royaumes Combattants, ou plus tard, ainsi que porte à le faire croire le manuscrit trouvé à Yinqueshan, lequel recueille, dans sa seconde section, des matériaux du même ordre : « Questions du roi de Wou », « Entrevue avec le roi de Wou », etc.

Ces commentaires se trouvent au début du chapitre 11 de L’art de la guerre :

« A la guerre, un terrain peut être de dispersion, de négligence, de confrontation, de rencontre, de communication, de diligence, de sape, d’encerclement ou d’anéantissement.
Quand on livre combat sur son propre fief, on se trouve en terre de dispersion.
Quand l’armée s’est à peine aventurée en territoire ennemi, elle se trouve en terre de négligence.
Une terre de confrontation est celle dont la possession est profitable à chacune des deux parties.
Une terre de rencontre offre aux belligérants une totale liberté de mouvements.
Une terre de communication est une portion d’une principauté qui, en jouxtant trois autres, assure au premier arrivé le soutien des armées des seigneurs.
Qui, s’étant profondément enfoncé en territoire ennemi, a derrière soi une multitude de villes fortes adverses, se trouve en terre de diligence.
Une armée qui progresse à travers montagnes, forêts, passes, marais ou toute autre région accidentée, et dont la route est mal aisée, évolue en terre de sape.
Une terre d’encerclement se reconnaît à ce qu’on ne peut y accéder que par un passage étroit et en sortir par un chemin sinueux, de sorte que l’ennemi peut attaquer avec des effectifs bien inférieurs.
En terre d’anéantissement, une armée doit se battre avec l’énergie du désespoir ou périr. »

Les propos suivants de Maitre Ho sont issus de la traduction de Jean Lévi parue aux éditions Fayard/Pluriel.

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Samuel Griffith, l’homme qui fit découvrir Sun Tzu à l’Occident

Le général Griffith, traducteur de Sun Tzu en 1963

Le général Griffith, traducteur de Sun Tzu en 1963

N’en déplaise aux antiennes affirmant que, depuis sa traduction par le père Amiot en 1772 , Sun Tzu a été lu par les plus grands chefs militaires – à commencer par Napoléon – et qu’il a été enseigné dans les écoles militaires du monde entier, nous savons que la traduction de 1772 a, sitôt sortie, plongé dans un total oubli. En dépit de quelques soubresauts (la traduction britannique de Lionel Giles en 1910, la nouvelle version de Lucien Nachin opérée à partir de celle du père Amiot en 1948, …), le nom de Sun Tzu ne commença à être véritablement connu du grand public qu’à partir de 1963, date de  parution de la traduction anglaise de Samuel Griffith.

Samuel Blair Griffith II est né le 31 mai 1906 dans la ville de Lewiston (Pennsylvanie). Diplômé de l’U.S. Naval Academy en 1929, il en sort sous-lieutenant dans le corps des Marines et part en 1931 servir au Nicaragua dans le cadre des Banana Wars[1]. Suite au désengagement américain en 1933, Griffith est affecté en Chine, où des unités de Marines étaient postées pour assurer la protection des concessions internationales. De façon curieuse, il semble avoir été nommé traducteur-interprète à l’ambassade américaine de Nankin, alors qu’il ne connaissait pas encore la langue chinoise. Qu’à cela ne tienne : il se consacre aussitôt à son étude. Cette première affectation en Chine prend cependant fin en 1938.

Il sert ensuite à Cuba, en Angleterre et au Guadalcanal. Il est à cette occasion récompensé en 1942 de la Navy Cross et du Purple Heart pour son « héroïsme extrême et son courageux sens du devoir » lors d’un combat sur la rivière Matanikau au cours duquel il est blessé. Il sert ensuite en Nouvelle-Géorgie (la plus grande des îles Salomon, dans le Pacifique), où il est décoré de la Distinguished Service Cross.

A la fin de la guerre en 1945, il retourne en Chine commander le 3e régiment de Marine, puis toutes les unités de Marines de Qingdao (dans la province de Shandong, là où naquit Sun Tzu !). Regagnant les Etats-Unis en 1947, il y poursuit sa carrière dans les états-majors. Après avoir été chef d’Etat-major de la Fleet Marine Force de l’Atlantique, il prend sa retraite de général de brigade en 1956 à l’issue de 25 années de service.

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