[Note : la couleur est nécessaire pour lire ce texte.]
Après avoir étudié les différences existant entre le texte originel du père Amiot et sa déclinaison par Lucien Nachin en 1948, étudions maintenant la reprise que fit L’impensé radical en 1971.
Le substrat est indubitablement le texte du jésuite : s’il se trouve bien quelques maximes reformulées, sans doute pour apparaitre dans un français plus contemporain, il ne s’agit toutefois ici que de modifications sporadiques, sans rapport avec l’ampleur des changements opérées par Lucien Nachin. Le texte de base est sensiblement identique à celui de 1772.
« De base », car il se voit affublé de nombreux ajouts d’origines diverses. Une partie provient d’insertions dans le corps du texte de commentaires que le père Amiot faisait figurer en notes de bas de page. Par exemple, au chapitre 11, alors que le texte originel de 1772 était :
Veillez en particulier avec une extrême attention à ce qu’on ne sème pas de faux bruits, coupez racine aux plaintes, aux murmures, ne permettez pas qu’on tire des augures sinistres de tout ce qui peut arriver d’extraordinaire ; aimez vos troupes, procurez-leur tous les secours, tous les avantages, toutes les commodités dont elles peuvent avoir besoin.
… celui de L’impensé radical devient :
Veillez en particulier avec une extrême attention à ce qu’on ne sème pas de faux bruits, coupez racine aux plaintes et aux murmures, ne permettez pas qu’on tire des augures sinistres de tout ce qui peut arriver d’extraordinaire.
Si les devins ou les astrologues de l’armée ont prédit le bonheur, tenez-vous-en à leur décision ; s’ils parlent avec obscurité, interprétez en bien ; s’ils hésitent, ou qu’ils ne disent pas des choses avantageuses, ne les écoutez pas, faites-les taire.
Aimez vos troupes, et procurez-leur tous les secours, tous les avantages, toutes les commodités dont elles peuvent avoir besoin.
Cette partie sur les devins est une inclusion de la note de bas de page du père Amiot :
Un des commentateurs rend le sens de l’auteur de la manière suivante : Si les devins ou les astrologues de l’armée ont prédit le bonheur, tenez-vous-en à leur décision ; s’ils parlent avec obscurité, interprétez-en bien ; s’ils hésitent ou qu’ils ne disent pas des choses avantageuses, ne les écoutez pas, faites-les taire. Un autre commentateur explique en moins de mots, mais d’une manière plus énergique, ce qu’il croit être la pensée de Sun-tse : Dans le cas de quelque phénomène, ordonnez aux astrologues et aux devins de prédire le bonheur.
Une autre source d’enrichissement du texte provient de morceaux de la traduction anglaise de Samuel Griffith parue en 1963. Le chapitre 2 se termine ainsi :
Un dernier type d’insertions provient de ce même ouvrage de Samuel Griffith ; non du texte, mais des commentaires des exégètes historiques chinois que le général américain avait sélectionnés et placés en juxtalinéaire du traité de Sun Tzu. A titre d’illustration, le chapitre 3 s’achevait ainsi :
Note : le père Amiot n’avait fourni pour toute cette partie qu’une unique note de bas de page, sans intérêt pour la présente étude.
Si dans le passage étudié ci-dessous les ajouts semblent tous provenir de la version de Samuel Griffith, arrêtons-nous sur la troisième circonstance de la victoire selon L’impensé radical : « Assortir habilement ses rangs. ». Cette formulation ne parait raisonnablement pas pouvoir être issue du « Montrer autant d’affection aux simples soldats qu’on peut en témoigner aux principaux officiers. » du père Amiot. Il est en outre assez lointain du « He whose ranks are united in purpose will be victorious. » de Samuel Griffith (rappelons qu’en 1971 cette version n’était pas encore traduite en français), ni des commentaires correspondants. Il pourrait donc y avoir là apport d’une autre source d’inspiration. L’édition originale de L’impensé radical en mentionnait quelques-unes :
« Sun Tse – Les treize articles – Tirés de la version Amiot (1772) refondue et augmentée d’après les manuscrits chinois de 812 et 983 après J.-C., publiés en 1859, 1910, 1935 et 1957. »
« Outre les manuscrits chinois publiés, la présente édition (Paris, 1971) utilise les versions :
- Amiot, Paris, 1772
- Giles, Londres, 1910
- Sidorenko, Berlin-Est, 1957
- Kuo Hua-Jo, Pékin, 1957
- Konrad, Moscou, 1958
- Griffith, Londres, 1963
Ainsi que les éditions japonaises, plus d’une centaine, collationnées à Tokyo pour l’édition 1971 par M. Tran Ngoc An. »
Peut-être s’agit-il dans ce cas précis de l’une d’entre elles. Ce type d’apport exogène au père Amiot et à Samuel Griffith est cependant très rare dans la version de L’impensé radical, qui peut donc au final être considérée comme un patchwork du texte originel du père Amiot, de bribes de la traduction de Samuel Griffith, de notes de bas de page du père Amiot et de commentaires des exégètes historiques sélectionnés par Samuel Griffith.
En dépit de ces nombreuses adjonctions, la longueur du texte de 1971 ne varie pourtant guère de celle de 1772 : 27 177 mots contre 24 969. Quelques coupes sont en effet venues « compenser » les nombreux ajouts. Par exemple, au chapitre 11, là où le père Amiot avait écrit :
- J’appelle lieux de division ou de dispersion ceux qui sont près des frontières dans nos possessions. Des troupes qui se tiendraient longtemps sans nécessité au voisinage de leurs foyers sont composées d’hommes qui ont plus d’envie de perpétuer leur race que de s’exposer à la mort. A la première nouvelle qui se répandra de l’approche des ennemis, ou de quelque prochaine bataille, chacun d’eux fera de tristes réflexions ; la facilité du retour en tentera plusieurs, ils succomberont, leur exemple ne sera que trop funeste pour la multitude. Ils auront d’abord des panégyristes, et ensuite des imitateurs : l’armée ne sera plus un seul même corps ; elle se divisera en plusieurs bandes, qui ne reconnaîtront chacune que les ordres particuliers de ceux qui les avaient d’abord conduites ; elles seront sourdes à la voix du général, bientôt elles l’abandonneront entièrement sous divers prétextes. Les plus constants, je veux dire ceux qui n’auront pas quitté encore le gros de l’armée, seront tous d’avis différent, ils seront sans cesse divisés ; le général ne sachant plus quel parti prendre, ni à quoi se déterminer, tout ce grand appareil militaire se dissipera et s’évanouira comme un nuage poussé par les vents.
Le texte de L’impensé radical ne conserve plus que :
- J’appelle lieux de division ou de dispersion ceux qui sont près des frontières dans nos possessions. Des troupes qui se tiendraient longtemps sans nécessité au voisinage de leurs foyers sont composées d’hommes qui ont plus d’envie de perpétuer leur race que de s’exposer à la mort. À la première nouvelle qui se répandra de l’approche des ennemis, ou de quelque prochaine bataille, le général ne saura quel parti prendre, ni à quoi se déterminer, quand il verra ce grand appareil militaire se dissiper et s’évanouir comme un nuage poussé par les vents.
Si le volume global n’évolue guère, la longueur des différents chapitres ne varie en revanche pas de façon proportionnelle entre la version de L’impensé radical et l’original de 1772 : alors que le chapitre 8 est relativement similaire (respectivement 2246 et 2241 mots), le 4e s’accroit de moitié : 1478 mots contre 1003 !
Autre aspect important : les notes de bas de page. La version de L’impensé radical n’en comprend quasiment aucune, alors qu’elles représentent chez le Père Amiot 50 % en volume du texte original (30 % dans le cas de Lucien Nachin).
Il existe un moyen très simple pour identifier si le texte auquel vous avez affaire relève du père Amiot (ou de Lucien Nachin) ou de L’impensé radical : si le chapitre 1 est intitulé « De l’évaluation » – traduction du « Estimates » de Samuel Griffith – il s’agira de celui de L’impensé radical (sinon, le titre sera « Fondements de l’art militaire »).
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