Des raisons de l’imposture du père Amiot

Le père Amiot. Des sources de piètre qualité dans une langue difficile ont conduit le jésuite à produire une traduction aujourd’hui largement surpassée.

Le père Amiot. Des sources de piètre qualité dans une langue difficile ont conduit le jésuite à produire une traduction aujourd’hui largement surpassée.

Après avoir vu dans le billet précédent pourquoi la traduction du père Amiot avait pu être qualifiée d’« imposture » par le sinologue britannique Lionel Giles, nous allons maintenant chercher à en comprendre les raisons.

Force est déjà de constater que le texte livré par le père Amiot est 2,5 fois plus long que les traductions modernes (24969 mots contre 9668 pour celle de Jean Lévi[1]). La raison en est que le père Amiot mêlait à sa traduction commentaires et explications de texte[2]. Le jésuite ne s’en cachait d’ailleurs pas :

« J’entrepris donc, non pas de traduire littéralement, mais de donner une idée de la manière dont les meilleurs auteurs chinois parlent de la guerre, d’expliquer d’après eux leurs préceptes militaires, en conservant leur style autant qu’il m’a été possible, sans défigurer notre langue, et en donnant quelque jour à leurs idées, lorsqu’elles étaient enveloppées dans les ténèbres de la métaphore, de l’amphibologie, de l’énigme ou de l’obscurité. » (Discours du traducteur in Art militaire des Chinois, 1772, pp. 6 à 9.)

Il est cependant curieux d’observer que si de nombreux commentaires sont inclus dans le texte, certains en revanche figurent en note de bas page :

« Il y a, dit le commentateur, neuf sortes de terrains où une armée peut se trouver ; il y a par conséquent neuf sortes de lieux sur lesquels elle peut combattre ; par conséquent encore il y a neuf manières différentes d’employer les troupes, neuf manières de vaincre l’ennemi, neuf manières de tirer parti de ses avantages, et neuf manières de profiter de ses pertes mêmes. C’est pour mieux faire sentir la nécessité de bien connaître le terrain, que Sun-tse revient plus d’une fois au même sujet, et qu’il place cet article immédiatement après celui où il traite expressément de la connaissance du terrain. » (chapitre 11)

La raison pour laquelle le père Amiot a choisi de ne pas incorporer ce commentaire (alors qu’il le fait pour beaucoup d’autres) est un mystère.

Si cela explique que la traduction du père Amiot contienne « beaucoup de propos que Sun Tzu n’a pas écrits » (Lionel Giles), d’où vient en revanche qu’elle ne contienne que « très peu de ce que [Sun Tzu] a réellement écrit » ?

Pour expliquer les faux-sens, voire les contresens, présents dans le texte de 1772, il convient de prendre conscience de toutes les peines que le jésuite a eues pour effectuer sa traduction. Il se basait sur un texte mandchou[3] datant de 1710, qu’il complétait par le conseil (bien souvent obscur) d’experts locaux et surtout des commentaires historiques chinois. Ces deniers ne semblent pas lui avoir été d’un grand secours pour éclairer le sens des maximes de Sun Tzu :

« La manière dont [les Chinois] rendent [leurs idées] est souvent une énigme qu’on a bien de la peine à déchiffrer. S’ils ont plusieurs choses à exprimer, et qu’un seul caractère les leur représente, ils l’emploient sans hésiter, ne faisant point attention que ceux qui liront leur ouvrage, n’ayant pas comme eux la tête remplie du sujet qu’ils ont traité, ne prendront pas, peut-être, ou ne prendront qu’une partie de leur pensée. » (Note de bas de page n°2)

Outre que la version mandchoue utilisée par le père Amiot ne semble pas avoir été de grande qualité, elle donnait probablement du traité de Sun Tzu une lecture confucéenne (beaucoup plus proche de la morale chrétienne que l’est le taoïsme). C’est sans doute ainsi que l’exemple de la préconisation du pillage cité dans le précédent billet s’est transformé en incitation à « se procurer pacifiquement tous les secours dont vous aurez besoin ». Cette affirmation, totalement opposée aux propos de Sun Tzu, semble en effet plutôt provenir de la pensée de Mencius.

Notons pour finir que la surcouche de retouches apportée au texte du père Amiot par Joseph de Guignes, qui s’était chargé de la mise en forme et de la publication de l’Art militaire des Chinois, ne semble pas avoir trop sur-altéré le texte. C’est du moins ce dont l’orientaliste se défend :

« J’ai apporté les mêmes soins et les mêmes attentions dans la publication de celui-ci, je me suis fait un devoir de le donner tel que le P. Amiot l’a envoyé ; j’ai seulement transposé quelques-unes des notes ; j’en ai divisé quelques autres ; j’ai supprimé quelques avis que l’impression rendait inutiles ou qui étaient répétés en différents endroits ; j’ai réuni ou rapproché plusieurs observations qui m’ont paru devoir l’être ; j’y ai ajouté une table des matières. Du reste je me suis attaché à rendre cette édition entièrement conforme à l’original que le P. Amiot a paraphé lui-même à la fin de chaque chapitre, dans la crainte que son manuscrit ne tombât en d’autres mains et ne fût altéré.

« Il est arrivé, dit-il plus d’une fois que sous prétexte de corriger ou de donner une nouvelle forme aux ouvrages qu’on reçoit des pays si éloignés, on les a tronqués ou défigurés, soit en ajoutant où il n’était pas à propos de le faire, soit en retranchant ce qu’il fallait conserver, soit enfin en voulant donner le tout à sa manière, qu’on croit préférable à celle des auteurs ; en conséquence, au lieu de donner des connaissances sûres et exactes, on n’a fait que multiplier les erreurs ou confirmer les fausses idées qu’on avait d’abord conçues sur des rapports précipités ou peu fidèles : tout au moins on a obscurci les objets, au lieu de les éclairer. Il me semble qu’on devrait se conduire à l’égard des écrits qui viennent de loin, comme on se conduit à l’égard des ouvrages qui sont déjà surannés qu’on veut rajeunir : on ne se permet d’autres changements que ceux qui ont rapport aux expressions et au style ».

C’est à quoi je me suis borné dans l’impression de ce recueil. » (Avis préliminaire à l’Art militaire des Chinois, recueil où figurent Les treize articles de Sun-tse »)

S’il convient d’être reconnaissant au père Amiot d’avoir identifié et tenté de révéler le traité de Sun Tzu (alors que la sinologie française, pourtant renommée de par le monde, l’a complètement ignoré jusqu’à dans les années 1970), il est regrettable que la traduction qu’il en a livrée se soit avérée si éloignée de l’original. Ses écarts avec la pensée de Sun Tzu conduiront d’ailleurs d’autres chercheurs à se fourvoyer sur la réalité historique de cette époque, tel Roger Caillois qui, en 1963, concluait de passages « pervertis » que les anciens militaires chinois étaient profondément respectueux de la vie :

Les seules guerres admises sont les guerres défensives : on ne saurait s’y résigner que contraint et forcé. Envahir le territoire ennemi, troubler le repos de ses habitants, est a priori coupable. Sun-tsé le dit en ses propres termes et ses commentateurs sont formels :

« Conserver les possessions des ennemis, est ce que vous devez faire en premier lieu, comme ce qu’il y a de plus parfait ; les détruire, doit être l’effet de la nécessité. Veiller au repos et à la tranquillité des villes, bourgs, villages et hameaux de vos ennemis est ce qui mérite toutes vos attentions, et les troubler et les inquiéter, c’est ce que vous devez regarder comme indigne de vous… Si un général agit ainsi, sa conduite ne différera pas de celle des plus vertueux personnages ; elle s’accordera avec le Ciel et la Terre, dont les opérations tendent à la production et à la conservation des choses plutôt qu’à leur destruction… Le Ciel n’approuva jamais l’effusion du sang humain. C’est lui qui donne la vie aux hommes ; Lui seul doit être le maître de la trancher. »

[…] Pareille conception de la guerre, toute idéalisée qu’elle paraît, n’est pas aussi irréelle et chimérique qu’elle peut sembler de prime abord. Elle correspond aux principes fondamentaux de la civilisation chinoise. Ceux-ci, on s’en souvient, réprouvent l’emploi de la force coercitive, le recours aux sanctions pénales ou militaires. La maxime essentielle de l’administration est que les lois ne doivent pas donner matière à application. Un crime, un esclandre, une émeute dans la circonscription d’un magistrat, dans le domaine d’un feudataire, démontrent la vertu déficiente, l’efficacité insuffisante du responsable de l’ordre.

[…] L’Antiquité chinoise n’en demeure pas moins une des époques de l’histoire où la guerre fut le plus complètement dominée et pour ainsi dire dénaturée, détournée de sa sauvagerie fondamentale à des rivalités plus raffinées.[4]


[1] Et encore, ces chiffres bruts ne rendent pas l’absence d’homothétie entre les différentes parties. Ainsi, la longueur du chapitre 2 ne gonfle « que » de moitié entre la traduction du père Amiot et celle de Jean Lévi (respectivement 1017 et 609 mots), mais prend un facteur 6 au chapitre 8, « Les neuf retournements » (respectivement 2241 et 375 mots).

[2] Tout cela sans compter les commentaires que le père Amiot apportait en bas de page, rajoutant encore 7437 mots aux 24969 du texte « brut », soit un quart de texte. Afin d’éclaircir les propos de Sun Tzu, certains commentaires précisent un point historique (« Hiuen-yuen est un des noms qu’on donne à Hoang-ti, fondateur de l’empire chinois. […] ») ou détaillent une difficulté de traduction (« Les mots que j’ai rendus par ceux de doctrine et de vertu, peuvent signifier encore ici coutumes, mœurs, usages, etc. »). Mais surtout, certains n’hésitent pas à présenter un jugement moral sur ce qu’a écrit Sun Tzu :

« Par le mot de doctrine on peut entendre ici la religion, puisque la doctrine est en effet toute la religion des Chinois, de ceux au moins que les ridicules superstitions de l’idolâtrie n’ont pas infectés. Cette doctrine dont l’auteur veut parler, est celle qui apprend aux hommes une morale dictée par les lumières de la raison. » (chapitre 1)

La condamnation est parfois même beaucoup moins masquée, comme au chapitre 8, lorsque Sun Tzu préconise l’utilisation de la ruse :

« Il n’est pas nécessaire que je dise ici que je désapprouve tout ce que dit l’auteur à l’occasion des artifices et des ruses. Cette politique, mauvaise en elle-même, ne doit avoir aucun lieu parmi des troupes bien réglées. »

[3] Aujourd’hui quasiment éteint, le mandchou a été la langue officielle de la Chine imposée par la dynastie Qing au pouvoir qui régna en Chine de 1644 à 1912. Le père Amiot avait précédemment été l’auteur d’une grammaire mandchoue et d’un dictionnaire mandchou-français.

[4] Roger Caillois, Lois de la guerre en Chine classique, in Bellone ou la pente de la guerre, 1963, éditions La renaissance du Livre (réédité en 1994 aux éditions Fata Morgana, puis en 2012 aux éditions Champs Essais).

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