Ce billet inaugure une série de sept articles consacrés à l’étude comparative des systèmes de Sun Tzu et de Clausewitz.
Rappelons en préliminaire que Clausewitz (1780-1831) ne connaissait pas l’œuvre de Sun Tzu : celle-ci n’a été traduite pour la première fois en allemand qu’en 1910, et la version française n’a commencée à être connue dans le milieu militaire qu’en 1922 (voire 1972).
Les deux traités présentent de prime abord un point commun : ils sont tous deux inachevés. Nous avions expliqué dans notre billet De quand date le texte de L’art de la guerre que nous connaissons ? combien chaotique avait été la composition du traité de Sun Tzu, laissant au lecteur occidental une impression de relatif fouillis dans l’exposition des idées. De la guerre est pour sa part une œuvre officiellement inachevée ; un premier jet, Clausewitz ayant seulement eu le temps de reprendre le tout premier chapitre avant de décéder. Les imperfections respectives de ces deux traités induites par cet état d’inachèvement imposent dès lors qu’ils soient lus et relus, médités et travaillés, pour qu’en surgisse la vision complète de leurs auteurs.
Sur la forme, à la différence du traité prussien, L’art de la guerre ne livre pas de principes de la guerre[1], mais plutôt des idées, presque des « flash », que le lecteur devra s’approprier pour comprendre la pensée générale. L’enseignement de Sun Tzu est en effet transmis plutôt par imprégnation, en livrant des applications de son système et non des principes généraux ordonnés. L’art de la guerre ne déroule donc pas une démonstration logique comme le fera bien plus tard Clausewitz. Sun Tzu ne rédigeait en effet pas de manière cartésienne, en structurant sa pensée selon un déroulement logique, en exposant un plan, en démontrant, en expliquant et illustrant ses affirmations, bref en présentant un propos comme l’a fait Clausewitz deux mille ans plus tard. Nous reviendrons sur ce point dans notre prochain billet, mais c’est probablement l’impression déroutante qui en ressort qui poussa Hervé Coutau-Bégarie à écrire que le traité de Sun Tzu était « infiniment moins profond » que celui de Clausewitz :
« Clausewitz a produit une théorie de la guerre articulée dans ses moindres détails, donc infiniment plus profonde que les simples pistes de réflexion proposées par Sun Tzu. »[2]
Nous ne partageons pas ce point de vue. Si le « produit » du stratège chinois s’avère en effet moins détaillé que celui de son homologue prussien, sa théorie de la guerre ne nous en paraît pour autant pas moins profonde. Sun Tzu avait très certainement un système cohérent en tête ; seulement sa manière de l’exposer, présentant un côté quasi-psychédélique, halluciné, ne permet pas d’en obtenir une idée claire à la simple lecture de son traité, et ne peut dès lors que perturber le lecteur occidental. N’oublions d’ailleurs pas que ce style littéraire, composé de formules à l’emporte-pièce sans démonstration, est caractéristique de l’époque de Sun Tzu. Il serait donc anachronique de reprocher à ce dernier une absence de logique cartésienne dans sa façon de présenter et démontrer ses idées.
L’art de la guerre ne nous paraît en effet pas traiter de moins de thèmes que De la guerre : certaines des notions exposées en détail par Clausewitz, comme la friction ou le brouillard de la guerre, sont implicites chez Sun Tzu ou sont prises en compte intuitivement, sans qu’il y ait forcément verbalisation de la notion identifiée et détaillée par Clausewitz. Par exemple, tandis que Clausewitz conceptualise le concept de trinité[3], Sun Tzu prend en compte l’interaction de chacune de ses composantes (le peuple, le commandant et son armée, et enfin le gouvernement), même s’il ne les fédère pas dans un concept unique de « trinité » comme le fera Clausewitz.
En outre, les deux stratèges abordant leur sujet de manière différente, les thèmes développés ne se correspondent pas forcément. Bon nombre d’idées ne sont énoncées explicitement que par l’un ou l’autre : l’armée qui doit être comme l’eau pour Sun Tzu, le concept de friction pour Clausewitz, etc. Comme le verrons au fil des prochains billets, lorsqu’il arrive que les thèmes concordent, les analyses des deux stratèges peuvent alors converger (même si les façons de les énoncer peuvent être très distinctes), différer, voire, plus rarement, être en franche opposition. Mais au final, chaque situation stratégique trouve une réponse –parfois différente – à la lecture des deux traités.
[1] Il convient de rappeler que cette notion de principes de la guerre est très contemporaine et occidentale. Hervé Coutau-Bégarie (Traité de stratégie, 7e édition, 2011, éditions Economica, pp. 307 à 310) en date les prémices au XVIe siècle avec Machiavel, et la véritable consécration au XXe avec Foch. Tout visionnaire et précurseur qu’il soit, il ne faut donc pas demander à Sun Tzu d’avoir écrit un traité de stratégie tel qu’on le ferait aujourd’hui !
[2] Hervé Coutau-Bégarie, Clausewitz au XXIe siècle, in De la guerre ? Clausewitz et la pensée stratégique contemporaine, éditions Economica, 2008, recueil de textes effectué sous la direction de Laure Bardiès et Martin Motte, p. 494.
[3] Clausewitz désignait sous le terme de « trinité » le phénomène de la guerre, les forces dominantes « de cette étonnante trinité, où l’on retrouve d’abord la violence originelle de son élément, la haine et l’animosité, qu’il faut considérer comme une impulsion naturelle aveugle, puis le jeu des probabilités et du hasard, qui font d’elle une véritable activité de l’âme, et sa nature subordonnée d’instrument de la politique, par laquelle elle appartient à l’entendement pur. […] Le premier de ces trois éléments intéresse particulièrement le peuple, le second le commandant et son armée, et le troisième relève plutôt du gouvernement. […] Ces trois tendances qui apparaissent comme autant de législatrices sont profondément enracinées dans la nature de l’objet, tout en variant de grandeur. La théorie qui voudrait en laisser une de côté ou qui établirait entre elles un rapport arbitraire, se mettrait immédiatement dans une telle contradiction avec la réalité qu’il faudrait la considérer comme nulle pour cette raison. Le problème consiste donc à maintenir la théorie au milieu de ces trois tendances comme en suspension entre trois centres d’attraction. » (Livre I, chapitre 1)
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