Les traités de Sun Tzu et de Clausewitz n’ont pas le même périmètre d’étude. Pour le stratège chinois, les aspects politiques, économiques, diplomatiques et logistiques font partie de sa réflexion sur la guerre. Le Prussien au contraire confine cette dernière à la seule conduite du combat sur le champ de bataille, présupposant que le soutien logistique et l’environnement économique seront entièrement dédiés à l’effort de guerre :
« La portée et l’effet des différentes armes est d’une extrême importance pour la tactique ; leur fabrication, bien que ces effets en découlent, n’en a aucune, car pour mener la guerre, ce n’est pas de charbon, de soufre et de salpêtre, de cuivre et de zinc destinés à faire de la poudre et des canons dont on a besoin, mais d’armes toutes prêtes, et de leurs effets. La stratégie se sert de cartes sans s’occuper de trigonométrie ; elle ne se préoccupe pas des institutions du pays ni de la façon dont le peuple doit être éduqué et gouverné pour que ses succès militaires soient assurées. » (Livre II, chapitre 2)
En effet, pour Clausewitz, si la logistique, la maintenance ou l’administration ont leur importance, elles ne relèvent pas du domaine du chef de guerre. De la guerre a bien un chapitre consacré à la logistique (livre V, chapitre 14), mais le sujet est rapidement expédié, étant considéré que dans une guerre correctement menée, le ravitaillement doit rester subordonné à la fin poursuivie :
« Il est très rare que le ravitaillement des troupes ait assez d’influence pour modifier le plan d’un engagement. » (Livre II, chapitre 1)
Sun Tzu, au contraire a parfaitement conscience de toute la difficulté du soutien logistique :
« Ce qui appauvrit la nation, ce sont les approvisionnements sur de longues distances. Un peuple qui doit supporter des transports sur de longues distances est saigné à blanc. L’inflation fait rage partout où passent les troupes ; et, là où les prix flambent, les biens du peuple s’épuisent. Privé de ressources, il ressent d’autant plus cruellement le poids des taxes et des corvées. La nation perd son nerf, sa substance, elle se vide de ses richesses, les foyers sont privés de revenus. Les pertes pour les particuliers s’élèvent aux sept dixièmes ; quant à la maison royale, la dépense occasionnée par la destruction des chars, la fatigue des chevaux, le remplacement des casques, des flèches, des arbalètes, des lances, boucliers et palissades, des bêtes de trait et moyens de transport, amputent soixante pour cent du budget de l’Etat. » (chapitre 2)
De ce constat, Sun Tzu en déduit que le général doit toujours rechercher à gagner la guerre le plus rapidement possible :
« S’il y eut des campagnes qui ont péché par précipitation, que l’on m’en cite une seule qui, habilement conduite, s’éternisa. Jamais il n’est arrivé qu’un pays ait pu tirer profit d’une guerre prolongée. » (chapitre 2)
De même la diplomatie et l’espionnage relèvent-ils pour Clausewitz d’avantage du niveau politique que du niveau militaire. Sun Tzu, lui, considère que ces domaines sont directement du ressort du général :
« Qui omet de se tenir au courant des menées des seigneurs ne pourra devancer leurs alliances. [Qui néglige ce point] n’est pas digne de conduire l’armée d’un conquérant. » (chapitre 11)
Au final, Clausewitz fait clairement la distinction entre ce qu’il désigne comme relevant des « préparatifs de la guerre » et ce qui est de la pure « conduite de la guerre ». Et il fait le choix de ne se consacrer qu’à l’étude de la seconde.
Sur le strict plan de la conduite des opérations, les traités divergent là aussi dans leur périmètre. En effet, si L’art de la guerre a des considérations stratégiques, il livre également des recommandations relevant de la micro-tactique, niveau non couvert par Clausewitz :
« Si les oiseaux s’envolent, il y a embuscade, si les quadrupèdes fuient, il se prépare une offensive générale. » (chapitre 9)
Même s’il est possible d’extrapoler ces préceptes micro-tactiques pour leur faire dire des généralités d’un niveau plus élevé (par exemple pour cette maxime, que le général doit être attentif à tous les signaux qui lui parviennent et ne pas rester cantonner à son idée de base), nous considérons que c’est un détournement dangereux des propos de Sun Tzu (cf. notre billet Jusqu’où interpréter Sun Tzu ?). Ceux-ci doivent donc bien être compris pour ce qu’ils sont – de la micro-tactique – et se révèlent de fait trop spécifiques à la période d’écriture du traité pour pouvoir être aujourd’hui applicables. Sauf à considérer, nous y reviendrons dans un prochain billet, que les préceptes de Sun Tzu ne doivent pas nécessairement être pris au pied de la lettre mais ne sont là qu’à des fins didactiques pour transmettre le système suntzéen par imprégnation : leur validité peut être échue face aux nouvelles armes, formes de guerre, ou état d’esprit de la société, mais le principe supérieur qui les a généré demeure, lui, pérenne.