« A la guerre, le nombre n’est pas un facteur décisif. » L’art de la guerre, chapitre 9.
Certes. Nous allons néanmoins chercher ici à faire mentir Sun Tzu (ou du moins le détournement que nous avons bien voulu faire de sa maxime) en nous amusant à étudier la place des nombres dans L’art de la guerre.
La science est bien présente dans le vocabulaire de Sun Tzu :
« Le général […] qui ne connaît pas [les avantages offerts par les neuf retournements] aura beau posséder la science de la topographie, il lui sera impossible d’en tirer parti. » (chapitre 8)
« Qui, en ayant une science parfaite, recourt à la force des armes est assuré de remporter la victoire. » (chapitre 10)
Mais une autre forme de science est encore plus présente : le calcul, la science des nombres. Ce que le mot français « raison » évoque pour nous dans son sens premier (la ratio latine), où l’art de compter n’est pas distinct de celui de réfléchir. La conduite de la raison, indispensable pour celle de l’action, est en effet pour Sun Tzu un calcul au sens le plus strict. Il faut compter avant d’agir et en agissant.
Calculer est à la fois raisonner et dénombrer. Si le mot « calculs » revient lui-même 4 fois à travers tout le traité, c’est surtout les termes employés pour désigner l’activité de calculer que l’on rencontre : outre les mots « nombre » et « nombreux » qui reviennent en tout 11 fois, on trouve plusieurs verbes récurrents exprimant un dénombrement : unir, grouper, diviser, fractionner, choisir, répartir, etc. On trouve également des substantifs évoquant l’activité économique comme dépenses, ressources et revenus. Enfin, une multitude de numéraux (cardinaux ou ordinaux, de un à mille) ou de mots signalant une proportion, une égalité, une quantité ou un rang, comme vide (quantité nulle), aucun, tiers, moitié, … Les comparaisons sont également nombreuses : égal, fois, partie, dix contre un, une livre face à une once, etc. Enfin, plusieurs termes évoquent la science des probables (probabilités) : possible, retournements, circonstances, …
Observons la fréquence de citation des nombres :
Le « cinq » apparaît surreprésenté. Rien d’incongru à cela : il est le chiffre prééminent dans la pensée chinoise. L’art de la guerre énonce ainsi, successivement : les cinq facteurs auxquels la guerre est subordonnée (chapitre 1), les cinq cas où l’on peut prévoir la victoire (chapitre 3), les cinq notes, cinq couleurs et cinq saveurs fondamentales (chapitre 5), les cinq éléments dont aucun ne domine constamment (chapitre 6), les cinq avantages tactiques (chapitre 8), les cinq traits de caractère qui représentent un danger pour un général (chapitre 8), les cinq sortes d’attaque par le feu (chapitre 12), et enfin les cinq sortes d’agents (chapitre 13).
Le chiffre cinq fait référence à la théorie des cinq éléments que sont le bois, le feu, la terre, le métal et l’eau. Ces derniers constituent un concept important de la cosmologie chinoise traditionnelle ; unifiés avec le système Yin Yang et la notion de Qi, ces cinq éléments ont eu un impact considérable sur toute l’histoire de la pensée chinoise. Ils répondent aux cinq Orients (les quatre directions + le centre) et trouvent leurs projections sur tous les plans du réel (les 5 saveurs, les 5 notes, les 5 viscères, les 5 vertus, etc…).
Cette importance du nombre cinq conforte en outre encore la datation de la composition de L’art de la guerre à la période des Royaumes combattants et non celle des Printemps et des Automnes : la première mention développée des éléments se trouve en effet dans le Livre des Documents, daté aux environs de la fin du IVe siècle av. J.-C.
Le chiffre neuf est également intéressant : employé 6 fois à travers le traité, il peut également en chinois avoir le sens de « totalité ». C’est par exemple le cas dans le titre du chapitre 8, « Les neuf retournements », pour lequel les exégètes ne parviennent à se mettre d’accord sur ce que sont ces neufs « retournements » (le chapitre n’en parle pas). Une des explications proposées est alors que « neuf » a ici le sens de « totalité », et que le titre doit alors se comprendre comme « l’ensemble des situations auxquelles une armée doit faire face ».
Le chiffre trois est bien le nombre fondamental et parfait à partir duquel, selon le Livre du Dao (Tao Tö King), les êtres vivants furent créés, mais il n’est employé « que » 6 fois, ce qui est peu pour un petit chiffre (plus le nombre est élevé, et moins il est naturel qu’il apparaisse).
Bien. Mais, à l’exception des remarques énoncées sur les chiffres « 5 » et « 9 », on ne voit pas de réelle intention de Sun Tzu d’utiliser ces nombres pour influer sur le réel. Ainsi, comment s’expliquerait que le « 4 », équivalent de notre « 13 » porte-malheur, soit employé 4 fois ? Et qu’à l’inverse le « 8 », porte-bonheur, ne soit jamais cité ? Soit l’on trouve une explication tirée par les cheveux, soit l’on admet qu’il n’y a pas de signification symbolique particulière ni de véritable numérologie ayant une valeur divinatoire ou transcendante, croyances au sujet desquelles Sun Tzu se montrait d’ailleurs violemment hostile (« La prévision ne vient ni des esprits ni des dieux », chapitre 13).
Excepté cette remarque sur le chiffre « 5 », il ne semble rien avoir de pertinent à faire ressortir de cette étude numérologique, à la différence d’un traité comme les 36 stratagèmes, où la numérologie conditionne jusqu’à la structure même du traité (six chapitres de six maximes chacun). Mais l’exercice ne méritait-il pas d’être tenté ?…