Si L’art de la guerre est aujourd’hui perçu comme atemporel, certains préceptes peuvent être suspectés de découler directement des spécificités de la période des Royaumes combattants dans laquelle a évolué Sun Tzu.
Nous l’avons vu dans le billet précédent, la progressive disparition du char avait bouleversé l’art de la guerre, en ne cantonnant plus ce dernier au simple choix du « bon moment » (pour attaquer, pour entrer en guerre, etc.), mais en exigeant une véritable maîtrise de l’art militaire.
Autre spécificité de la période des Royaumes combattants par rapport à celle qui l’avait précédée : nous sommes désormais dans le cadre d’un univers de conscription et non d’armées professionnelles. Le problème qui se pose maintenant au général est donc de transformer des paysans, n’y connaissant rien au maniement des armes, en militaires aptes à remporter des victoires. La solution que propose Sun Tzu n’est pas d’avoir une armée de métier, ni même d’instaurer un service militaire (comme le préconisait par exemple son contemporain Wu Zixu), mais bien de faire avec la ressource, aussi inapte à la guerre soit-elle. Stimuler le courage de troupes constituées non par des soldats professionnels, mais de paysans enrôlés plus ou moins de force dans les armées, a toujours constitué un des soucis majeurs du commandement dans ce type d’armée (L’art de la guerre de Sun Bin contient d’ailleurs un chapitre entièrement dévolu à cette question). Empruntant à la fois aux écoles philosophiques des stratèges et des légistes, Sun Tzu préconisa de placer ses soldats dans une position telle que, mis au pied du mur, ils soient contraints de déployer des trésors de bravoure (école des stratèges) ; et il préconisa également de se baser sur la loi et le système répressif en maniant les récompenses et punitions (école légiste).
Autre facteur structurant : l’univers de Sun Tzu était un monde clos duquel les territoires pouvaient changer de mains mais ne devaient pas être détruits, car avaient vocation à être absorbés. L’adversaire n’était pas si différent que sa soumission (pouvant éventuellement se muer en ralliement) ne pouvait être envisagée. Le but de la guerre – la victoire – ne consistait donc pas dans l’anéantissement de l’ennemi mais dans sa soumission au moindre coût. Cette contrainte a probablement été à l’origine de la recommandation de toujours laisser une issue à l’ennemi encerclé :
« On ne barre pas la route à une troupe qui regagne ses foyers ; on ménage une issue à une armée encerclée. » (chapitre 7)
En effet les troupes adverses survivantes allaient ensuite accroître ses propres rangs. En outre, ce qui pourrait aujourd’hui sembler contraire à tous les préceptes tactiques, résultait pour Sun Tzu d’une recherche d’efficacité : laisser se débander un ennemi vaincu était moins risqué pour soi que l’acculer à se battre jusqu’à la mort, et ce pour un résultat au final identique : la victoire. D’où également l’injonction de bien traiter les prisonniers, sans aucun doute pour les retourner plus aisément :
« On traitera humainement les prisonniers. » (chapitre 2)
Nous avons en outre évoqué l’aspect particulièrement violent et meurtrier que revêtaient maintenant les conflits entre Etats. Les victoires à la Pyrrhus n’avaient rien d’engageant. En venir aux mains s’avérait donc déjà un échec. C’est pourquoi, de façon a priori paradoxale, L’art de la guerre a livré une théorie guerrière de la non-guerre : Sun Tzu entendait tourner les périls propres à la guerre de masse en donnant aux hommes d’État les moyens d’éviter le gâchis de l’affrontement direct grâce à des techniques indirectes permettant d’inhiber l’adversaire, de le paralyser et de le déstructurer, avant même qu’il ait pu intervenir militairement. L’art du général consistait alors à créer les conditions nécessaires de la domination pour que le conflit n’ait jamais lieu. Pour ce faire, on pouvait par exemple lui montrer qu’on devine ses moindres mouvements et que, les devançant, on était capable d’y parer. En découlait que la stratégie militaire ne constituait que l’un des éléments, parmi les plus coûteux, d’un ensemble que Sun Tzu énonçait sous la forme suivante :
« Le mieux, à la guerre, consiste à attaquer les plans de l’ennemi ; ensuite ses alliances ; ensuite ses troupes ; en dernier ses villes. » (chapitre 3)
Enfin, toute guerre, même victorieuse, pouvait se révéler être une calamité financière. Le désolant tableau présenté par une principauté dont l’économie avait été ruinée par les guerres était de nature à faire réfléchir les princes les plus belliqueux et expliquait pourquoi un stratège comme Sun Tzu se préoccupait si fort du poids que les dépenses militaires faisaient peser sur l’économie d’un État. De fait, la guerre contre une principauté ennemie engendrait fatalement sa part de ruines pour son propre royaume. Et dans un système où il existait sept nations en guerre permanente devant se garder sur tous les fronts, il était vital de ne pas être seul contre tous et de savoir faire combattre les autres à sa place.
Voici donc quelques exemples de préceptes semblant directement découler des spécificités de l’univers des Royaumes combattants :
– Passage d’un affrontement de chars à des combats de fantassins => développement d’un véritable art militaire.
– Passage d’une armée de métier à une armée de conscription => commandement spécifique (récompenses et châtiments, considération pour les subordonnés, …) pour obtenir l’adhésion de la troupe et placement tactique particulier visant à accroître la combativité.
– Monde clos et adversaire qui nous est semblable : recherche de la soumission de l’adversaire, et non sa destruction.
– Combats très violents => recherche de la reddition de l’adversaire avant l’engagement.
– Nombre élevé d’adversaires => faire combattre les autres à sa place (par les manœuvres diplomatiques).
– Guerres coûtant cher à l’Etat => détermination par l’aspect financier de la forme, voire du bien-fondé du conflit.
Pourrait-on imaginer que Sun Tzu aurait tiré des conclusions différentes s’il avait réellement vécu à l’époque des Printemps et des Automnes, comme l’affirme la tradition, ou quatre cents ans plus tard, après l’unification de la Chine ? Très certainement. Mais peu importe. Ce qui est à prendre en considération est le texte qu’il nous a laissé. Quelles que soient les coulisses de sa composition, l’important est qu’aujourd’hui encore, nous le trouvions toujours d’actualité.
Source de l’image : illustration du brézilien Charikam Vagner