Nous avions vu dans notre billet De quand date le texte de L’art de la guerre que nous connaissons ? que si Sun Tzu avait formalisé sa pensée durant la seconde moitié du IVe siècle av. J.-C., le traité lui-même a pu n’être écrit que bien plus tardivement. La plus ancienne version qui nous soit parvenue, le manuscrit du Yinqueshan, ne date d’ailleurs que de 130 av. J.-C.
Pour autant, les spécialistes estiment que L’art de la guerre a probablement été composé par agrégation durant la seconde moitié du IVe siècle av. J.-C. Il est en effet probable que le traité que nous connaissons aujourd’hui ne soit pas le fruit d’un auteur unique, mais que plusieurs strates d’écritures, de réécritures, voire de commentaires, soient à l’origine du texte que nous utilisons aujourd’hui comme référence (cf. notre billet Sun Tzu est-il le véritable auteur de L’art de la guerre ?). Comme le fait remarquer Jean Lévi, des preuves de cette activité d’assemblage se retrouvent tout au long du traité : chaque chapitre est composé de nombreux passages très courts, parfois réduits à une unique phrase ; si ces passages sont généralement reliés par thème au titre du chapitre, ils le sont bien souvent de façon lâche et, dans certains chapitres, le propos est tout autre ; certains préceptes semblent provenir d’un autre chapitre ; quelques phrases sont reproduites mot pour mot dans plus d’un chapitre ; enfin, certaines maximes semblent tout simplement n’être que des commentaires ultérieurs, incorporés dans le texte original par erreur de recopie.
Un exemple frappant de cette activité d’assemblage nous est donné par le manuscrit du Yinqueshan : à la liste des grands hommes dont l’activité d’agents doubles permirent à des royaumes de s’assurer l’hégémonie (« Les Yin durent leur triomphe à la présence de Yi Yin à la cour des Hsia, les Tcheou à celle de Liu Ya chez les Yin. », chapitre 13), apparait le nom de Sou Ts’in, dont le rôle d’espion à la solde du Yen aurait été révélé à la suite de son assassinat en …321 av. J.-C., alors que nous savons que le traité a dû commencer d’exister formellement un peu avant cette période.
Le mélange des préceptes peut avoir une explication très basique : à l’époque, les caractères étaient écrits sur des lattes de bambou d’une trentaine de centimètres. Ces lattes étaient ensuite reliées entre elles par des cordelettes de soie, puis l’ensemble était roulé sur lui-même. Il était facile de rajouter du texte, soit à la fin d’un rouleau (sur d’autres lattes de bambou ensuite rattachées à l’ensemble), soit sous la forme d’un autre fascicule. Mais parfois aussi, des lattes étaient perdues quand une cordelette de soie se rompait ; les lamelles n’étant pas numérotées, il pouvait alors très bien arriver qu’elles se retrouvent mélangées. Une erreur de reconstitution du « puzzle » original a donc pu très bien se produire à un moment donné sans que personne ne le décèle.
Quoique soit le texte original, si jamais il a existé, il ne nous est à ce jour pas connu. La référence est la version de Cao Cao de la fin du IIe siècle ap. J.-C., que le monde entier appelle « L’art de la guerre de Sun Tzu ». Nous avions retracé son histoire dans notre billet De quand date le texte de L’art de la guerre que nous connaissons ?. Bien que conscient de cet état de fait, nous ne chercherons pas à recréer un hypothétique traité original. Plusieurs auteurs/traducteurs s’y sont essayés, en incluant leurs « corrections » dans le texte[1], voire en proposant une complète réécriture de L’art de la guerre[2]. Mais le parti pris de cette étude est de se baser sur le texte communément partagé, dans la traduction qu’en a donné Jean Lévi.
[1] Le premier d’entre eux est incontestablement, en Occident, le père Amiot, qui a véritablement réécrit le traité de Sun Tzu selon la compréhension qu’il en avait, en n’hésitant pas à supprimer les passages qu’il jugeait hors du propos (cf. notre billet Le père Amiot a-t-il réellement traduit Sun Tzu ?). De façon coquasse, cette réécriture a elle-même été réécrite en 2009 par Gabriel Lechevallier dans un ouvrage intitulé Décoder & comprendre L’art de la guerre (cf. notre billet De l’imposture des traductions dites « du père Amiot »).
[2] On pourra notamment citer, en français, L’art de la paix, de Philip Dunn (cf. notre billet Pourquoi le texte original de L’art de la guerre était-il cryptique ?).