Sun Tzu en Chine (2/3) – 2000 ans d’éclipse de la pensée stratégique chinoise

Une réflexion stratégique figée pendant plus de 2000 ans.

Une réflexion stratégique figée pendant plus de 2000 ans.

A l’instar des fonctionnaires civils, le recrutement des officiers se fera jusqu’en 1905 – date de l’abolition des examens impériaux – par concours administratifs ; concours fondés sur quelques épreuves pratiques (contrôle des qualités de cavalier et d’archer), mais surtout sur une connaissance totalement livresque des classiques chinois de la stratégie, au premier rang desquels figurait L’art de la guerre de Sun Tzu. Nous nous proposons ici de revenir sur les 2000 ans d’immobilisme qu’a connu la pensée stratégique chinoise. Nous nous appuierons largement pour cela sur les études de Valérie Niquet, et notamment son opuscule Les fondements de la stratégie chinoise (éditions Economica, 1997).

En réaction contre les excès militaristes de la première dynastie légiste des Qin, et contre les siècles de combats incessants qui avaient précédé la fondation de l’Empire, la dynastie des Han s’est tout de suite appuyée sur une réhabilitation d’idées confucianistes (« réhabilitation », bien qu’elles n’avaient en fait jamais été mises en pratique). Élevé au rang d’idéologie d’État (même si par endroit réinterprété par le pouvoir impérial…), le confucianisme a constitué le fondement officiel du bon gouvernement du pays. Ce courant de pensée, sur lequel se basait aussi le recrutement des fonctionnaires, a dès lors placé tout ce qui touchait au domaine de la guerre dans une position totalement subordonnée par rapport au civil. Ainsi les vertus militaires étaient-elles particulièrement dédaignées et les fonctionnaires militaires, pourtant très « civilisés », étaient-ils considérés comme hiérarchiquement inférieurs aux fonctionnaires civils.

En effet, la guerre, et par extension le militaire, signifiait l’irruption de la violence déstabilisatrice dans la société, signe du non-respect des rites et des vertus morales ; elle annonçait, au même titre que les tremblements de terre ou les comètes, la sanction du prince : la perte du « mandat du ciel », qui pouvait déboucher sur le renversement de la dynastie. Pour comprendre cela, il convient de revenir à la situation géostratégique de l’Empire du milieu, qui a profondément affecté sa perception de ce que pouvaient être une guerre : pendant près de 2000 ans, la Chine, en tant qu’entité culturelle comprenant également les dynasties « barbares » progressivement sinisées, comme les Yuan mongols au XIIIe siècle ou les Qing mandchous à partir du XVIIe siècle, ne se concevra plus vraiment d’ennemi extérieur digne de sa puissance. Chaque guerre sera ainsi perçue comme la répression d’un acte de rébellion contre l’ordre du monde « sous le ciel » : l’usage de la force n’était toléré que pour remédier à la transgression de l’ordre civilisé, qu’il s’agisse d’une incursion barbare, d’un soulèvement paysan, d’une association de brigands ou d’une tentative de renversement de la dynastie. La pensée stratégique se fondant sur la perception que l’on a de ce qu’est « l’autre », l’emploi des militaires se percevra dès lors plus comme une opération de police que comme une véritable guerre. En période d’hostilité, à l’intérieur de l’Empire comme sur ses marges, le gouvernement préférait de toute façon choisir une solution politique, fondée sur des incitations économiques et des pressions diplomatiques, plutôt qu’une solution purement militaire de dernier recours (à noter qu’il s’agit encore aujourd’hui de la stratégie adoptée par la Chine dans ses relations avec ses voisins proches ou lointains).

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L’art de la guerre traduit par Philip J. Ivanhoe

Une très bonne version de L'art de la guerre.

Une très bonne version de L’art de la guerre.

Une nouvelle traduction française de L’art de la guerre vient de paraître aux éditions Synchronique.

Il s’agit de la traduction française (signée Aurélien Clause) de la version américaine de Philip J. Ivanhoe parue en 2011. Ce dernier est professeur de philosophie à l’Université de Hong-Kong et a servi dans sa jeunesse chez les Marines.

Le texte présenté apparait de bonne facture et nous n’y avons rien décelé de surprenant comparé aux autres versions françaises du texte.

L’introduction de Philip J. Ivanhoe présentant l’environnement du traité chinois est complète et synthétique. La partie intitulée « idées centrales » relative à une véritable interprétation du système suntzéen expose une vision intéressante, axée sur quelques idées précises. Elle souffre toutefois de menues erreurs de traduction en français des concepts militaires (« point critique » au lieu de « point de bascule », « formation de l’espace de combat » au lieu « façonnage du champ de bataille » …). Au final, on ne pourra que regretter la trop grande brièveté de cette partie.

Il est dommage que l’index qui figurait dans la version américaine n’ait pas été repris dans la version française.

Le texte est présenté brut, les quelques notes explicatives étant renvoyées en fin d’ouvrage. Nous aurions préféré qu’elles soient incorporées en bas de page pour faciliter la lecture, comme dans la version originale, mais le très petit format du livre ne le permettait sans doute pas.

Le livre lui-même est en effet plus petit qu’un traditionnel livre de poche. Sa couverture rigide fermée par un bandeau élastique marque-page, son papier glacé, son dessin de couverture et ses illustrations intérieures en couleur (pour la plupart œuvres de Giuseppe Castiglione, jésuite-peintre du XVIIIe siècle, peu avant le père Amiot) en font un objet relativement esthétique.

Au final, une version de L’art de la guerre tout à fait correcte et de surcroit élégante. 12,90 € en librairie.

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Sun Tzu en Chine (1/3) – Les débuts de L’art de la guerre

De l'origine de L'art de la guerre

De l’origine de L’art de la guerre

Comme nous l’avons vu dans notre billet L’environnement philosophique au temps de Sun Tzu, L’art de la guerre a été composé durant un âge d’or de la pensée stratégique chinoise, aux Ve-IVe siècles av. J.-C. Au Ier siècle ap. J.-C., le Livre des Han[1] dénombrait ainsi plus de soixante-dix ouvrages consacrés à l’art de la guerre. Malheureusement, très peu nous sont parvenus. L’exemple le plus emblématique en est sans doute L’art de la guerre de Sun Bin, dont toute copie avait disparu depuis le début de l’ère chrétienne, à tel point que l’authenticité du texte a été mise en doute jusqu’à ce qu’un exemplaire (partiel) soit miraculeusement retrouvé en 1972 lors de fouilles archéologiques.

Il semble cependant bien que Sun Tzu ait été l’auteur le plus profond à avoir écrit durant cette période. Très tôt, la réputation de son Art de la guerre, ainsi que celle du Traité militaire de Wou Tseu (ayant beaucoup moins bien survécu à l’épreuve du temps), a dominé celle des autres ouvrages. Un siècle avant Jésus-Christ, Sima Qian, chroniqueur de la dynastie des Han antérieurs (-206 à -9) et principale source d’une biographie de Sun Tzu, écrivait dans ses Mémoires Historiques[2] : « Quand les gens parlent de stratégie militaire, tous mentionnent les treize chapitres de Sun Zi ainsi que le traité de Wu Qi ».

Le début très brillant de la pensée stratégique chinoise dans lequel s’inscrivit la réflexion de Sun Tzu tourna cependant court. Même L’art de la guerre de Sun Bin, qui lui a succédé et lui a manifestement emprunté, apparait inférieur en profondeur car trop ancré dans son époque. Contrastant d’une manière saisissante avec l’effervescence intellectuelle de la période des Royaumes combattants, la Chine impériale, après avoir fait le deuil de sa violence originelle, a connu, dès l’avènement de la dynastie des Han en 200 av J.-C., un déclin progressif de la réflexion stratégique. La pensée confucéenne qui a triomphé de ses rivales après l’unification de l’empire chinois, a sans doute dû beaucoup à cette sclérose de la pensée stratégique : fondé sur la vertu, ce courant de pensée disqualifiait la guerre, reléguée parmi les tâches inférieures. En outre, il vénérait les écrits anciens, poussant chaque réformateur à fonder ses actions sur un retour au passé.

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Les grands principes de Sun Tzu ne sont pas impérissables

Même gravés, certains propos vieillissent mal

Même gravés, certains propos vieillissent mal…

Sun Tzu énonce clairement de grands principes de la guerre. Malheureusement, ces derniers ont pour la plupart très mal vieilli :

« La guerre est subordonnée à cinq facteurs […] Le premier est la vertu, le second le climat, le troisième la topographie, le quatrième le commandement, le cinquième l’organisation. » (chapitre 1)

« Qui a les meilleures institutions ? Qui a le meilleur général ? Qui a les conditions climatiques et géographiques les plus favorables ? Qui a la meilleure discipline ? Qui a l’armée la plus puissante et les soldats les mieux aguerris ? Qui possède le système de récompenses et de châtiments le plus efficace ? La réponse à ces questions permet de déterminer à coup sûr le camp qui détient la victoire. » (chapitre 1)

« Le mieux, à la guerre, consiste à attaquer les plans de l’ennemi ; ensuite ses alliances ; ensuite ses troupes ; en dernier ses villes. » (chapitre 3)

« Il existe cinq cas où l’on peut prévoir la victoire :
Qui sait quand il faut combattre et quand il faut s’en abstenir sera victorieux.
Qui sait commander aussi bien à un petit nombre qu’à un grand nombre d’hommes sera victorieux.
Celui qui sait harmoniser la volonté des inférieurs et des supérieurs aura la victoire.
Celui qui affronte un ennemi qui n’est pas préparé remportera la victoire.
Celui dont les officiers sont compétents et n’a pas à pâtir de l’ingérence du souverain remportera la victoire. »
(chapitre 3)

« A la guerre, le nombre n’est pas un facteur décisif ; il convient avant tout de ne pas rechercher les hauts faits d’armes. Pour le reste, il suffit de savoir concentrer ses forces, évaluer l’adversaire et se gagner le cœur des hommes. » (chapitre 9)

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Considérations sur la forme de L’art de la guerre

Dernières considérations sur la forme de L’art de la guerre

Note : ces quelques pensées, livrées en vrac, complètent toutes celles relatives à la thématique de la forme de L’art de la guerre.

Le traité de Sun Tzu n’est pas aussi harmonieusement construit que notre formalisme occidental le souhaiterait. Rien, cependant, n’est véritablement hors norme : en terme de longueur, il y a (que) un facteur 5 entre le chapitre le plus long (le 11e chapitre, avec 1733 mots) et celui le plus court (le 8e, avec 375 mots).

Fidèle au style littéraire de son époque (si tant est que cette vision ne relève pas de l’anachronisme), L’art de la guerre abonde d’énumérations. Force est de constater que la quasi-totalité d’entre elles ont très mal vieilli. Il en est ainsi par exemple des cinq grands facteurs auxquels toute guerre est subordonnée (l’influence morale, la météo, le terrain, le commandement et la doctrine), ou de la classification des différents types d’agents (indigènes, intérieurs, retournés, sacrifiés et préservés) du chapitre 13, ou encore des cinq traits de caractère énumérés au chapitre 8 qui présentent un danger pour le général (ne pas craindre la mort, chérir trop la vie, être irascible, être homme d’honneur et être compatissant).

Comme nous l’avions détaillé dans notre billet Des niveaux tactique et stratégique, le spectre couvert par L’art de la guerre va de la grande stratégie (« Jamais il n’est arrivé qu’un pays ait pu tirer profit d’une guerre prolongée. », chapitre 2) à la microtactique (« Si les oiseaux s’envolent, il y a embuscade, si les quadrupèdes fuient, il se prépare une offensive générale. », chapitre 9). Une des grandes difficultés du texte est que ces niveaux d’application ne sont pas précisés, les préceptes étant livrés dans le désordre. Bien pire, ils peuvent être poreux : il est ainsi toujours possible d’extrapoler des préceptes micro-tactiques pour leur faire dire des généralités d’un niveau plus élevé, et vice-versa. Ainsi, avec la précédente maxime sur les oiseaux et les quadrupèdes, il est parfaitement possible d’extrapoler que le général doit être attentif à tous les signaux qui lui parviennent et ne pas rester cantonné à son idée de manœuvre de base. Mais ce n’est pas parce que cela est possible que cela est correct : un tel détournement peut très bien ne pas correspondre à la pensée suntzéenne ou, plus pernicieusement, ne pas faire partie de son système sans toutefois le contredire. La tentation de tels détournements est très forte. Pour autant, il convient d’y prêter une grande attention, faute de risquer de corrompre la pensée de Sun Tzu sans s’en rendre compte. C’est donc là un art difficile que d’évaluer jusqu’où un précepte de Sun Tzu peut être appliqué à différents niveaux sans que cela trahisse le système qu’il expose.

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