Nous venons de le voir, à l’instar de la plupart des conflits que l’Empire chinois connaîtra tout au long de son histoire, les guerres des Royaumes combattants étaient le plus souvent internes, entre voisins qu’il fallait absorber et en aucun cas détruire, l’adversaire d’aujourd’hui ayant « naturellement » vocation à devenir le sujet de demain. Les hommes des Royaumes combattants, en dépit de différences linguistiques et culturelles, appartenaient au même univers. Ils se sentaient proches par la civilisation et possédaient une écriture commune ; ils partageaient les mêmes valeurs, se réclamaient de la même tradition et, finalement, aspiraient tous à la restauration de l’unité perdue. Il y avait donc pas à proprement parler d’asservissement d’un peuple par une nation étrangère, mais une réalisation de l’idéal imaginé par les saints rois à l’origine de la civilisation. Toute la philosophie de L’art de la guerre s’inscrivait dans ce contexte de guerre symétrique entre deux adversaires qui ne recherchaient pas l’annihilation réciproque mais simplement la victoire.
Pourtant, à l’époque de Sun Tzu, d’autres formes de conflits existaient : les « barbares », ces étrangers au monde chinois qui pressaient aux frontières, devaient être régulièrement combattus. Mais dans ce cas-là, les oppositions entre les deux peuples étaient trop profondes, les modes de vie trop différents, et les manières de sentir et de penser trop éloignées pour qu’il puisse y avoir conciliation. Dans le même temps, l’immensité de la steppe rendait chimérique tout espoir d’une victoire militaire décisive sur ces barbares[1].
Or L’art de la guerre ne traite absolument pas de ce type de confrontation entre deux adversaires fondamentalement différents, ce que nous pourrions aujourd’hui rapprocher du « conflit asymétrique ». Le traité de Sun Tzu n’a été conçu que pour des oppositions entre adversaires appartenant au même monde. Ce qui a été le cas de la plupart de nos « grandes guerres » : avant même notre monde « globalisé », il n’y avait déjà plus d’étrangers dans les conflits symétriques. Et ce même s’il y avait diabolisation de l’ennemi : les Nazis de la seconde guerre mondiale ou les Communistes de la Guerre froide ne devaient pas être exterminés mais seulement battus, pour qu’il leur soit ensuite imposé le retour (ou l’entrée) dans le « droit chemin ».
Pourtant, comme nous le détaillerons dans un prochain billet, les préceptes de Sun Tzu paraissent pour ces situations symétriques inapplicables dans leur globalité. En revanche, ils se révèlent très alléchant pour le combat asymétrique ! A tel point qu’il n’a existé à travers l’Histoire qu’un seul type de conflit dans lequel Sun Tzu a réellement été mis en œuvre : celui de la guérilla, c’est-à-dire là où les adversaires sont totalement différents. Pour prendre un exemple non-asiatique et contemporain, l’armée colombienne, constatant que Sun Tzu était utilisé de façon efficace par les révolutionnaires[2], a dû se mettre à l’étudier et l’enseigner de façon officielle pour comprendre et contrer les FARCs… (voir à ce sujet notre billet Sun tzu en Amérique latine)
A rebrousse-poil de ce que nous avons montré dans le précédent billet, cet exemple montre donc que l’étude de l’environnement d’un auteur ne permet pas toujours de mieux s’approprier son œuvre.
[1] La question de l’attitude à adopter vis-à-vis des barbares s’est posée de façon lancinante tout au long de l’histoire de la Chine, sans jamais trouver de solution satisfaisante : à la différence de l’Empire romain qui les combattait ou les assimilait, allant jusqu’à leur offrir des places au Sénat de Rome, la Chine n’arrivait pas à comprendre comment agir face aux barbares. Au final, si les Chinois arriveront bien à en venir à bout en les sinisant, la méthode employée se révèlera particulièrement lourde à payer : ils seront vaincus par eux, et ces vainqueurs, devenus rois, deviendront progressivement plus orthodoxes que les Chinois d’origine !
[2] Durant les années 60 et 70, les services secrets chinois ont traduit en espagnol et en portugais les écrits de Sun Tzu, Mao et Giap et en ont assuré une très large diffusion dans tous les pays d’Amérique du Sud. Le point d’entrée des textes espagnols était le Mexique. Cette action, qui s’inscrivait en pleine Guerre Froide, visait à favoriser les révolutions dans tous les pays proches des États-Unis. L’opération a été un total succès, puisque les opérations de contre-insurrection menées contre les différentes guérillas ont à chaque fois permis de mettre à jour que les références doctrines des rebelles étaient basées sur ces ouvrages.