« La solution sanglante de la crise est […] le fils légitime de la guerre. » (De la guerre, Livre I, chapitre 2)
« Etre victorieux dans tous les combats n’est pas le fin du fin ; soumettre l’ennemi sans croiser le fer, voilà le fin du fin. » (L’art de la guerre, chapitre 3)
On présente communément Sun Tzu comme le chantre de la victoire sans combat, tandis que Clausewitz incarnerait la guerre violente et jusqu’au-boutiste. La question est un peu plus complexe que cela, sans toutefois que la réponse en soit totalement différente.
Clausewitz envisage bien la possibilité d’une phase préliminaire au combat qui chercherait à faire jeter l’éponge à l’adversaire avant tout engagement physique. Mais il ne croit guère à la réalité d’une telle issue, la qualifiant même du terme dénigrant de « guerre abstraite » :
« Avant même d’être notablement affaiblies, les forces ennemies peuvent se retirer à l’autre extrémité du pays, ou même tout droit en territoire étranger. En ce cas, la majeure partie du pays voire le pays tout entier, sera conquise. Cependant, cet objectif de la guerre abstraite, cet ultime moyen d’atteindre l’objectif politique qui englobe tous les autres, à savoir le désarmement de l’ennemi, ne se produit pas toujours dans la pratique, et n’est pas une condition nécessaire de la paix. Il ne peut donc en aucune façon être érigé en loi dans la théorie. » (De la guerre, Livre I, chapitre 2)
Clausewitz écarte délibérément cette option d’une recherche de la soumission de l’adversaire sans effusion pour deux raisons : parce qu’elle ne se produit que rarement, et parce qu’elle n’est pas nécessairement synonyme de paix. Sun Tzu, lui, ne fait pas cette deuxième distinction : si l’armée ennemie se rend (ou fuit), le pays est conquis et la guerre est gagnée. Et pour ce qui est de l’aspect incertain de cette victoire sans combat, Sun Tzu se montre résolument plus optimiste que Clausewitz : ce n’est pas parce que la tentative risque d’échouer qu’il ne faut pas la tenter. Alors que Sun Tzu élève la victoire sans combat comme l’idéal à atteindre, Clausewitz ne la considère que comme exception si rare qu’elle ne mérite pas d’être recherchée. Mais Sun Tzu n’est pas un doux rêveur idéaliste : la plus grande partie de son traité traite bien de la façon de mener un combat physique, c’est-à-dire quoi faire si la solution pacifiste a échoué (cf. notre billet Sun Tzu est-il un théoricien de la non-guerre ?)
Relevons au passage que, de façon ambiguë, Clausewitz considère que même si l’affrontement physique n’a effectivement pas eu lieu suite à un abandon de l’adversaire, cette confrontation relève quand même de l’affrontement physique :
« L’engagement est l’unique activité efficace de la guerre ; c’est dans et par l’engagement que la destruction des forces qui nous sont opposées constitue le moyen d’aboutir à nos fins. Il le constitue même quand l’engagement n’a pas lieu réellement, car la décision se fonde en tout cas sur l’idée que cette destruction ne fait pas de doute. » (De la guerre, Livre I, chapitre 2)
Cependant, cette considération est si furtive dans De la guerre qu’on ne peut réellement considérer que Clausewitz prône la recherche de la dissuasion de l’adversaire.
Nous avons ici considéré le concept sur le plan stratégique qui, nous l’avons vu dans le billet Des périmètres d’étude de la guerre différents, n’est pas exactement celui traité par Clausewitz : lorsque ce dernier parle de guerre, il ne l’entend que comme la phase d’affrontement armée. Sun Tzu en revanche englobe tout l’aspect politique, depuis la diplomatie jusqu’à la désinformation et la ruse. Ainsi, lorsque Sun Tzu affirme qu’il faut rechercher la victoire sans combat, il est encore dans une sphère qui n’est qu’étudiée à la marge par Clausewitz. C’est seulement lorsqu’il parlera des modalités tactiques et opératives que les deux stratèges traiteront du même sujet.
Dès lors, cette affirmation « la meilleure victoire est celle obtenue sans combat » pourrait-elle également se décliner au niveau tactique ?
La question est loin d’être anodine. S’il ne fait aucun doute que l’application première de cette idée est du niveau stratégique (le souverain doit à tout prix rechercher à obtenir un jet d’éponge de l’adversaire, et ne doit se résoudre à l’emploi effectif des armes qu’en cas d’échec de cette stratégie), rien n’empêche de l’extrapoler à tous les niveaux inférieurs (jusqu’au fantassin isolé qui, en faisant une démonstration de force et d’agressivité, ferait fuir un assaillant qui s’apprêtait à le combattre).
C’est ce que nous détaillerons dans notre prochain billet.
Source de l’image : infographie de l’auteur