Nous avions vu à travers une série de billets toute l’importance que Sun Tzu accorde au renseignement, considérant qu’il est réellement possible d’obtenir une perception fiable de l’adversaire et du champ de bataille. Clausewitz, lui, est beaucoup plus circonspect sur le sujet :
« Les nouvelles qui vous parviennent en temps de guerre sont en grande partie contradictoires, et fausses pour une plus grande part encore ; les plus nombreuses de beaucoup sont passablement douteuses. […] Fort de sa confiance en sa meilleure connaissance des choses, le chef doit tenir ferme comme un roc sur lequel vient se briser la vague. » (Livre I, chapitre 6)
Déclinaison de cette divergence d’appréciation sur le pouvoir du renseignement, les deux stratèges tiennent des positions quasiment opposées sur une notion comme la surprise. Alors que Clausewitz a tant formalisé la notion de brouillard de la guerre, il n’a que peu de foi dans la capacité du général à le projeter sur l’ennemi :
« Il serait erroné de croire que [la surprise] soit le meilleur moyen pour atteindre en guerre ce que l’on veut. L’idée en est très séduisante mais, en pratique, la friction de la machinerie entière la fait échouer la plupart du temps. » (Livre III, chapitre 9)
Sun Tzu considérant qu’il est possible de contrôler le champ de bataille (cf. le billet précédent sur la friction), la surprise est dès lors un outil fondamental du général.
« Attaquez là où il ne vous attend pas ; surgissez toujours à l’improviste. » (chapitre 1)
Remarquons que chez Sun Tzu, la duperie qu’est la surprise n’est réalisable que parce que l’ennemi n’applique pas les préceptes de L’art de la guerre relatifs à la recherche du renseignement (faute de quoi il ne serait jamais surpris).
Notons également que Clausewitz envisage tout de même la surprise possible aux petits échelons :
« La surprise fait plutôt partie du domaine de la tactique, pour la simple raison que toutes les données de temps et de lieux y sont bien plus courtes. […] Cependant, il est évident que ce que la surprise gagne ainsi en facilité, elle le perd en efficacité […]. Croire que ces surprises à petite échelle puissent être le point de départ de grandes choses, comme une bataille victorieuse ou la capture d’un important magasin, [cela] n’est pas confirmé par l’Histoire. » (Livre III, chapitre 9)
Clausewitz ne croit dès lors pas qu’une diversion puisse produire de véritables effets avec un nombre réduit de moyens. Au contraire :
« [La diversion] est fréquemment néfaste. […] Toute diversion apporte la guerre dans un secteur où elle n’aurait pas pénétré sans cela ; elle fera donc toujours lever quelques forces ennemies qui seraient restées inactives. » (Livre VII, chapitre 10)
Sun Tzu est un apôtre de la ruse, tandis que Clausewitz n’y croit absolument pas. Pour ce dernier, la ruse va obérer des forces qui pourront se révéler faire cruellement défaut au point décisif. Le stratège prussien conclut que seuls les faibles ont recours à la ruse :
« Quel que soit notre penchant à voir les chefs de guerre se surpasser en astuces, en habilité et en feintes, il faut reconnaître que ces qualités se manifestent peu dans l’Histoire et se sont rarement fait jour parmi les masses des évènements et des circonstances. […] Ce qui, en guerre, ressemble [à la ruse] –ordres et plans factices, fausses nouvelles répandues à l’intention de l’ennemi, etc.- est généralement si peu efficace dans le domaine de la stratégie qu’on ne peut y recourir qu’en certaines occasions isolées qui se présentent d’elles-mêmes. […] Le sérieux de l’amère nécessité rend l’action directe si urgente qu’elle ne laisse pas place au jeu. » (Livre III, chapitre 10)
Clausewitz ne croit qu’en la concentration d’un maximum de force ; pour lui, l’efficacité ne se mesure qu’à l’aune de la quantité de forces et de leur moral. Sun Tzu, lui, insiste sur les « multiplicateurs de force non-matériels », comme la position, la surprise, la ruse, l’approche indirecte, etc. Ce qui l’amène à tenir une position radicalement opposée de celle de Clausewitz :
« A la guerre, le nombre n’est pas un facteur décisif. » (chapitre 9)
Au final, nous voyons que de nombreux points différencient les systèmes de Sun Tzu et de Clausewitz : efficience du renseignement, possibilité de prévoir et contrôler les évènements du champ de bataille, utilité de la ruse et faisabilité d’une attaque surprise, prédominance (ou pas) du calcul sur la créativité, etc.
Dès lors, on comprend mieux pourquoi l’on oppose traditionnellement les deux stratèges sur la stratégie directe, prônée par le Prussien, et celle indirecte commandée par le second (que l’on peut également qualifier d’approche indirecte). Cette opposition est exacte : ce n’est pas parce que Clausewitz envisage la possibilité d’une attaque de flanc plutôt que de front qu’il prône pour autant l’approche indirecte. La vraie approche indirecte, ce n’est pas d’attaquer là où l’ennemi ne vous attend pas, mais sur un autre plan que celui sur lequel l’adversaire vous attend, comme la diplomatie ou la ruse.