Sun Tzu se montre relativement radical vis-à-vis du rôle du souverain dans la conduite de la guerre :
« Un souverain peut être une cause de troubles pour l’armée de trois façons. Il entrave les opérations militaires quand il commande des manœuvres d’avance et de recul impraticables ; il trouble l’esprit des officiers quand il cherche à intervenir dans l’administration des trois armes alors qu’il en ignore tout ; il sème la défiance chez les hommes en cherchant à s’immiscer dans la distribution des responsabilités alors qu’il ne connaît rien à l’exercice du commandement. » (chapitre 3)
Cela signifierait-il que selon lui, pour retourner la formule de Clémenceau, la guerre serait une chose trop grave pour être confiée au politique ?
Absolument pas. Bien au contraire.
Pour Sun Tzu, le souverain décide seul du bien-fondé de déclencher une guerre. Cette dernière est donc bien la continuation de la politique par d’autres moyens. En ce sens, Sun Tzu est manifestement clausewitzien (!…).
Mais Sun Tzu met en évidence toute l’importance de la distinction entre indépendance et autonomie : une fois la décision prise d’engager une guerre, le souverain désigne alors le général qui aura à mener cette tâche et lui signifie sa mission ; alors seulement, les modalités d’exécution reviennent à ce nouveau commandant en chef. Il ne doit dès lors plus y avoir d’immixtion du politique dans les affaires militaires. A tel point que Sun Tzu va jusqu’à affirmer que le général est réellement tout puissant quant à la conduite des opérations :
« Celui dont les officiers sont compétents et qui n’a pas à pâtir de l’ingérence du souverain remportera la victoire. » (chapitre 3)
« Il est des ordres royaux à ne pas obéir. » (chapitre 8)
« Si la théorie militaire vous donne pour victorieux, même si le souverain s’y oppose, vous devez passer outre et livrer combat ; en revanche, si les lois de la stratégie vous donnent pour battu, vous devez renoncer aux hostilités, même si le souverain vous le commande. » (chapitre 10)
Il en va de même pour son style de commandement :
« Un grand capitaine dispense des récompenses non prévues par la loi et promulgue des édits qui ne sont consignés dans aucun code. » (chapitre 11)
Ce point est d’ailleurs particulièrement souligné par l’anecdote des concubines, qui bien qu’étant postérieure de deux siècles à l’écriture du traité, illustre clairement qu’une fois que le souverain a désigné son général et donné ses ordres, il ne saurait plus être question d’interférer dans l’exécution de ces derniers. Ainsi, comme Sima Qian le fait dire à Sun Tzu :
« Une fois que le général a reçu ses ordres et se trouve sur le terrain, il ne peut accepter même les ordres de son souverain. »
Dans l’histoire de Sima Qian, constatant que le roi désapprouvait les méthodes de Sun Tzu, ce dernier jugea très durement le souverain en considérant que s’il ne voulait pas arriver à la décapitation de ses deux favorites, il n’aurait pas dû donner l’ordre initial de dresser le gynécée royal en armée, quand bien même il ne prévoyait pas à l’avance que l’exécution de la mission prendrait une telle tournure. Là encore, Sun Tzu est clausewitzien en ce qu’il a parfaitement conscience que la guerre est animée d’une vie propre qui échappe totalement à ses géniteurs une fois engagée. Comme le disait Winston Churchill dans ses Mémoires :
Ne pensez jamais, jamais, jamais, qu’une guerre peut être facile et sans surprise ; […] L’homme d’Etat qui cède au démon de la guerre doit savoir que, dès que le signal est donné, il n’est plus le maître de la politique mais l’esclave d’évènements imprévisibles et incontrôlables.
Le souverain est donc entièrement responsable des malheurs et des peines qu’engendrent ses ordres, et il ne saurait être question de se défausser de la responsabilité sur l’exécutant à qui l’on aurait donné carte blanche (même si assortie de consignes). D’où les premières phrases, exceptionnelles de profondeur, qui ouvrent L’art de la guerre :
« La guerre est la grande affaire des nations ; elle est le lieu où se décident la vie et la mort ; elle est la voie de la survie ou de la disparition. On ne saurait la traiter à la légère. » (chapitre 1)
Sun Tzu a toutefois bien conscience que cette indiscipline pourrait être reprochée au général :
« Celui qui lance ses offensives sans rechercher les honneurs et bat en retraite sans craindre les châtiments, mais qui, attaché aux intérêts du Prince, a pour unique ambition la défense de ses peuples, peut être considéré comme le Trésor du Royaume. » (chapitre 10)
Mais il suppose qu’in fine la raison vaincra, et que la prise de conscience de la justesse de la décision absoudra son caractère insubordinationnel.
Si cette conception de la stricte séparation des responsabilités n’est plus celle en vigueur de nos jours dans les démocraties occidentales où les armes cèdent forcément à la toge (en France, le président de la République est d’ailleurs le chef des armées), elle nous met cependant en garde contre une trop forte immixtion du politique dans l’exécution des opérations une fois celles-ci en cours. S’il est tout à fait légitime que le politique fixe en amont des règles pouvant relever de l’exécution (« ne pas faire de victimes », « épargner les ouvrages d’art », etc.), la question se pose réellement lorsque ce même politique vient systématiquement contrecarrer les plans échafaudés par les militaires sous prétexte d’avoir « une meilleure idée » sur la façon de mener une opération (« [le souverain] trouble l’esprit des officiers quand il cherche à intervenir dans l’administration des trois armes alors qu’il en ignore tout »…).
L’objectif du général est donc de fixer les règles du jeu au moment de sa nomination par le souverain à la tête des armées : « Si vous me choisissez, je n’accepterai pas de recevoir d’ordres de votre part une fois le conflit engagé. »
Ainsi, si la stricte séparation des responsabilités n’est plus de mise à l’heure actuelle, il paraît bon de se rappeler que cette mesure radicale avait était jugée nécessaire par Sun Tzu pour assurer la victoire des armes.
Dans tout le traité, un seul propos semble être adressé conjointement aux deux responsables : le recrutement des espions.
« Seul un souverain avisé et un habile général sont capables de recruter leurs espions chez des hommes à l’intelligence supérieure. » (chapitre 13)