La lecture de L’art de la guerre donne l’impression d’un style simple et clair, présentant une succession de préceptes courts parfaitement compréhensibles ; loin du volumineux et rêche De la guerre de Clausewitz. Pourtant, le traité de Sun Tzu n’est pas toujours aussi facile à lire que sa quarantaine de pages[1] traduites dans un français parfaitement intelligible le laisse croire de prime abord. La sensation d’accessibilité qui ressort d’une lecture rapide du traité s’avère en réalité une fausse impression. L’emploi de mots simples n’est pas synonyme de démonstration claire. Prenons un exemple :
« Si des troupes peuvent parcourir mille lieues tout en restant fraîches et disposes, c’est qu’elles ne rencontrent pas d’ennemi sur leur chemin. » (chapitre 6)
Cette maxime pourrait passer pour un truisme. Mais le véritable message de Sun Tzu est probablement : « Pour que des troupes puissent parcourir mille lieues tout en restant fraîches et disposes, il faut choisir un itinéraire où l’on est sûr qu’elles ne rencontreront pas d’ennemi sur leur chemin. » Un effort de réflexion est donc nécessaire à l’issue de la lecture de cette phrase pour en saisir le véritable sens.
Bon nombre de préceptes nécessitent également d’être muris sous peine d’apparaitre comme des conseils inapplicables du type « Il suffit d’être bon pour gagner la guerre » :
« Celui qui sait employer ses hommes au combat leur insuffle la puissance de pierres rondes dégringolant mes pentes abruptes d’une montagne haute de dix mille pieds. » (chapitre 5)
« Pour important que soient les effectifs alignés par l’ennemi, je puis toujours les mettre dans l’impossibilité de combattre. » (chapitre 6)
« Il faut savoir faire du chemin le plus long le plus court et renverser le désavantage en avantage. Par exemple je dévie ma route afin de distraire l’ennemi par l’appât d’un gain fictif si bien que, parti après lui, j’arrive le premier sur l’objectif. Voilà ce qui s’appelle posséder à fond la dialectique du direct et de l’indirect. » (chapitre 7)
« Celui qui sait le mieux doser les stratégies directes et indirectes remportera la victoire. » (chapitre 7)
« On ne poursuit pas une armée dont la retraite est simulée ; […] on ne gobe pas l’appât que l’adversaire vous tend. » (chapitre 7)
Si l’on prend l’exemple de cette dernière maxime, la réaction hâtive que l’on pourrait avoir à sa lecture serait : « Il ne faut pas gober l’appât que l’adversaire nous tend. Certes. C’est là une évidence. Mais comment savoir qu’il s’agit d’un appât ? »
Pour autant, ce blog en témoigne, tous ces préceptes s’éclairent lorsque pris en compte dans un système global.
Une autre difficulté d’abord de L’art de la guerre provient de ses quelques propos qui nécessitent une certaine connaissance de l’univers de la Chine ancienne : soit parce qu’ils sont historiques (« Les Yin durent leur triomphe à la présence de Yi Yin à la cour des Hsia »[2], chapitre 13), légendaires (« L’armée de l’habile chef de guerre est semblable au grand serpent du mont Heng, le Chouai-jan »[3], chapitre 11), entre les deux (« Ces quatre positions avantageuses furent celles qui permirent à l’Empereur Jaune de venir à bout des Quatre Souverains »[4], chapitre 9), ou encore parce qu’ils font référence à des aspects de la culture chinoise ancienne (« Qui excelle à l’offensive se meut au-dessus des neuf étages du Ciel »[5], chapitre 4) voire à l’univers de Sun Tzu (« Si l’on doit […] parcourir cent li pour combattre pour un avantage, les trois généraux seront capturés »[6], chapitre 7, traduction de Valérie Niquet). Ces références culturelles ne sont toutefois pas bloquantes. L’idée générale se comprend en effet parfaitement, sans que la signification exacte de l’illustration donnée par Sun Tzu soit connue.
[1] Le traité en lui-même fait 39 pages (traduction de Jean Lévi). Un peu plus si l’on se réfère à la version du père Amiot. L’enrobage (préface, commentaires, illustrations, exégèse historique juxtalinéaire…) permet de gonfler ce texte bref pour l’accorder au volume attendu d’un véritable ouvrage.
[2] Pour une explication de ces noms, voir notre billet Les personnages historiques de L’art de la guerre.
[3] Idem.
[4] Idem.
[5] Selon la croyance chinoise, le ciel comportait neuf étages ou « neuf cieux », dont les portes étaient gardées par des tigres et des panthères. La terre comprenait neuf provinces, au-delà desquelles il y avait les « huit lointains », eux-mêmes prolongés par les « huit extrémités ». Quatre mers, enfin, entouraient le monde habité.
[6] Une li correspondait à environ 576 mètres. Pour les « trois généraux », voir notre explication dans le billet La structure de l’armée dans L’art de la guerre.