Nous le verrons dans un prochain billet, la véritable consécration de Sun Tzu en France arrivera en 1972 avec la traduction de Samuel Griffith. Mais un peu avant cela, les choses commencèrent à bouger en France, accélérant le rythme précédemment observé : trois références de 1801 à 1900, trois autres de 1901 à 1950, et finalement encore trois de 1951 à 1971 !
Ce furent tout d’abord deux articles qui marquèrent ces prémices de la révolution que Sun Tzu allait connaître :
Le premier parut dans la Revue de la Défense nationale en 1957 sous la plume de Fernand Schneider. L’article, intitulé A l’école des anciens Chinois : les treize articles de Sun Tsé, était une fiche de lecture du traité de Sun Tzu. Si quelques éléments critiques ponctuaient le propos, le résultat n’était pas toujours heureux[1]. Pour le reste, l’essentiel de l’article était constitué d’une paraphrase / explication de texte du traité. Cette dernière souffrait cependant de se référer à la traduction de Lucien Nachin de 1948, ce qui amenait parfois à quelques contresens (par exemple pour l’explication du « dao » du chapitre 1, dont Fernand Schneider précisait, en se basant sur les notes de Lucien Nachin, qu’il s’agissait de « la philosophie de Confucius, fondée essentiellement sur l’observation, l’expérimentation et la confrontation des idées et des faits », là où Jean Lévi traduit aujourd’hui que « c’est ce qui assure la cohésion entre supérieurs et inférieurs, et incite ces derniers à accompagner leur chef dans la mort comme dans la vie, sans crainte du danger » : le sens est totalement différent).
Le second texte identifié, Lois de la guerre en Chine classique, fut l’œuvre de Roger Caillois. Le texte faisait partie du recueil Bellone ou La pente de la guerre paru en 1963. L’auteur cherchait à y décrire ce qu’était la guerre en « Chine classique ». Pour cela, l’article se basait sur les trois principaux textes de l’Art militaire des Chinois : Le Sun Tzu, le Wou-tseu et le Sse-ma-fa. Malheureusement, cet article se révéla être le parfait exemple de ce que à quoi les errements de la traduction du père Amiot pouvaient aboutir : Roger Caillois prenait en effet pour argent comptant tout ce qui était écrit dans l’Art militaire des Chinois, et présentait cette vision idéale (et déformée par le jésuite) de la guerre comme vérité historique. Or les préceptes de Sun Tzu ne traduisaient pas la réalité de son époque ; et surtout, le père Amiot les avait complètement dénaturés[2]. En outre, Roger Caillois avait également la faiblesse de ne retenir que ce qui l’arrangeait du texte du père Amiot pour prouver sa thèse, tel ce passage que le jésuite signalait pourtant dans sa traduction comme probablement incorrect : « Le Ciel n’approuvera jamais l’effusion du sang humain. C’est Lui qui donne la vie aux hommes ; Lui seul doit être le maître de la trancher »…
Mais le grand évènement intervint en 1971, avec la parution d’une nouvelle version des Treize articles chez l’Impensé radical. Fruit du travail de Monique Beuzit, Roberto Cacérès, Paul Maman, Luc Thanassecos et Tran Ngoc An, ce collectif restera pourtant relativement anonyme (d’où l’appellation que nous avons retenue pour parler de cet ouvrage de « version de l’Impensé radical »).
Comme avec la version de Lucien Nachin (voir notre billet De l’imposture des traductions dites « du père Amiot »), la contribution de ce collectif alla bien au-delà de la simple réécriture du texte en français modernisé. Aucune explication ne fut toutefois donnée concernant ce besoin de remaniement du texte du père Amiot.
Et comme pour la version de Lucien Nachin, ce texte étant assimilé à celui du père Amiot, il fut allègrement repris pour la plupart des éditions gratuites ou à petit prix. La moins chère de toute (celle des éditions 1001 nuits, à trois euros), est d’ailleurs la plus vendue à ce jour[3]…
[1] Par exemple, lorsque Fernand Schneider évoquait les marches de « mille li » que pouvait effectuer une armée, il se trompait en réalité dans la conversion (Lucien Nachin donnait 1 li = 576 mètres) et aboutissait à « six mille kilomètres », l’amenant à conclure que « ces chiffres énormes s’appliquent bien aux généraux chinois de l’époque, habitués à des opérations d’une envergure exceptionnelle, supérieure de beaucoup à celles des guerres européennes classiques ».
[2] Roger Caillois croit par exemple que Les treize articles ont été écrits à l’époque des Printemps et des Automnes. D’où un total contresens sur les propos de Sun Tzu : durant cette période, la guerre était en effet extrêmement chevaleresque, ne faisant s’affronter que des troupes composées de quelques milliers d’hommes. Mais à l’époque suivante, celle des « Royaumes combattants » dans laquelle vécut Sun Tzu, la guerre était devenue radicalement différente : les combats y étaient de véritables boucheries, pouvant aboutir à des centaines de milliers de victimes en une seule bataille, et les préceptes de Sun Tzu de modération, de recherche d’évitement des combats et d’humanité envers les vaincus étaient alors en total décalage avec leur époque.
[3] Comparaison effectuée par nos soins sur les classements de ventes d’Amazon.
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