Sun Tzu a-t-il un avis sur tout ?

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Le stratège antique semble bien avoir pensé à tout

L’utilisation commune du traité de Sun Tzu consiste à y piocher la citation à même d’illustrer un propos. Le panel est en général d’ailleurs relativement réduit : « Qui connaît l’autre et se connaît, en cent combats ne sera point défait », « Remporter cent victoires après cent batailles n’est pas le plus habile ; le plus habile consiste à vaincre l’ennemi sans combat », sans oublier au passage les citations apocryphes !

Si un nombre de concepts explicitement traités par Sun Tzu demeurent encore d’actualité (subordination du militaire au politique, renseignement, nécessité de créer l’incertitude chez l’adversaire, …), d’autres sont toutefois apparus depuis et s’avèrent aujourd’hui incontournables. Il en est ainsi des notions d’état final recherché, de centre de gravité, de brouillard de la guerre ou encore de friction. Un principe aussi fondamental que la constitution de réserves (même s’il est très enseigné mais dans la pratique peu appliqué) est absent. Ce constat n’a rien de surprenant : dans le cas contraire, cela signifierait que l’humanité n’aurait pas été capable de perfectionner sa réflexion, fut-elle sur la guerre, en 2500 ans d’histoire.

Partant de ce constat, l’impression qui découle est que L’art de la guerre ne serait qu’un catalogue de citations, d’idées certes novatrices mais insuffisantes à couvrir toutes les problématiques de la guerre. Si nous n’avons encore jamais trouvé par écrit cette conclusion, nous percevons pourtant qu’elle est celle de bon nombre de penseurs militaires, mal à l’aise face à cet ancêtre de la pensée stratégique, ne sachant clairement quelle importance accorder à ce traité non-occidental au propos imprécis.

En désaccord avec cette opinion latente que L’art de la guerre serait trop incomplet pour pouvoir être considéré comme une référence autosuffisante sur les problématiques guerrières, nous allons ici nous interroger sur son exhaustivité : si l’on étudie les concepts militaires contemporains, les retrouve-t-on tous chez Sun Tzu et, si oui, sous quelle forme ? Sont-ils nommés explicitement ? Sont-ils globalement évoqués sans pour autant être explicités en un endroit précis ? Doivent-ils être déduits de la philosophie globale du traité ? Ou bien sont-ils réellement absents ? Et, dans ce dernier cas, pourquoi ? Parce qu’ils n’avaient encore pas été imaginés ou parce que la déclinaison du système suntzéen conduit à une opposition à ce concept ?

Chacun de ces cas de figure existe :

  1. Le nommage explicite : l’espionnage

« Le rôle [des espions] est essentiel et […] sur eux reposent les mouvements d’une armée. » (chapitre 13)

La citation est claire, il n’y a rien à rajouter ni interpréter.

  1. L’identification évidente d’un concept dont le nommage précis n’apparaitra qu’ultérieurement : l’initiative

A plusieurs endroits du traité, Sun Tzu évoque clairement cette idée, sans que le mot lui-même soit explicitement utilisé[1] :

« [Il faut] profiter de la moindre opportunité pour emporter l’avantage. » (chapitre 1)

« Attaquez là où [l’ennemi] ne vous attend pas ; surgissez toujours à l’improviste. » (chapitre 1)

« L’ennemi est-il dispos, je le fatigue ; est-il repu, je l’affame ; est-il à l’arrêt, je le contrains au mouvement. Je surgis là où il ne peut m’atteindre, je le frappe à l’improviste. » (chapitre 6)

« Qui excelle à la guerre dirige les mouvements de l’autre et ne se laisse pas dicter les siens. » (chapitre 6)

« A la guerre, tout est affaire de rapidité. On profite de ce que l’autre n’est pas prêt, on surgit à l’improviste, on attaque ce qui n’est pas défendu. » (chapitre 11)

« Combinez vos plans en fonction des mouvements de l’ennemi et décidez alors du lieu et du moment de la bataille décisive. » (chapitre 11)

  1. L’identification plus diffuse d’un concept dont le nommage précis apparaitra ultérieurement : la sidération

Il est plus facile de lire « effet de surprise » que « sidération[2] » chez Sun Tzu (et ce, bien que le mot « surprise » ne soit jamais explicitement employé dans le traité) :

« [Une armée] frappe avec la soudaineté de la foudre. » (chapitre 7)

Soudaineté de l’action qui doit conduire à une paralysie l’adversaire :

« Vous vous présentez d’abord comme une vierge timide ; l’ennemi ouvre sa porte, alors, rapide comme le lièvre, vous ne lui laissez pas le temps de la refermer. » (chapitre 11)

« Celui qui affronte un ennemi qui n’est pas préparé remportera la victoire. » (chapitre 3)

Dès lors, c’est bien l’idée de sidération qui est évoquée par Sun Tzu, sans toutefois être nommée précisément ni figurer en un endroit unique du traité.

  1. L’idée supérieure : la chaîne de commandement et la logistique

Si certains préceptes de Sun Tzu sont aujourd’hui caducs car trop conjoncturels de leur époque, le besoin qu’ils sous-tendaient demeure. Il en est par exemple ainsi de l’organisation de la chaîne de commandement et, plus globalement, de l’utilisation de ce que l’on nomme aujourd’hui les SIC (systèmes d’information et de communication) :

« On fait évoluer sur le terrain des foules immenses aussi aisément qu’une petite troupe grâce aux formations et aux signaux. » (chapitre 5)

« On [supplée] à la voix par le tambour et les cloches ; à l’œil par les étendards et les guidons. […] Tel est le moyen de faire manœuvrer de larges masses. C’est pourquoi, la nuit, on utilise de préférence les feux et les tambours, et le jour, les bannières et les drapeaux ; cela afin de s’adapter au mieux aux facultés visuelles et auditives. » (chapitre 7)

En cherchant à « manœuvrer une multitude comme on le ferait d’une poignée d’hommes » (chapitre 5), Sun Tzu insiste sur la chaîne de commandement : le général doit faire exécuter ses manœuvres le plus rapidement et le plus exactement possible. Si la solution qu’il préconise avec les tambours et les drapeaux est conjoncturelle de son époque, sa préoccupation est bien d’avoir une chaîne de commandement efficace, préoccupation toujours à la pointe de l’actualité.

Il en va de même pour la logistique : si le mot lui-même est bien employé une fois dans la traduction de Jean Lévi (« La guerre est subordonnée à cinq facteurs […] Le cinquième l’organisation. […] Par organisation, il faut entendre la discipline, la hiérarchie et la logistique. », chapitre 1), la notion n’est pas ensuite clairement reprise et explicitée. Le souci de Sun Tzu pour cet aspect de la guerre est toutefois bien présent :

« Ce qui appauvrit la nation, ce sont les approvisionnements sur de longues distances. Un peuple qui doit supporter des transports sur de longues distances est saigné à blanc. » (chapitre 2)

« Au cœur du pays ennemi, […] je veille à la continuité de l’approvisionnement. » (chapitre 11)

Or, la solution que préconise alors Sun Tzu est conjoncturelle de son époque : se ravitailler grâce aux ressources trouvées en territoire ennemi.

« Un général avisé s’emploie à vivre sur l’ennemi. Car une mesure prise sur lui en épargne vingt acheminées depuis l’arrière. Un boisseau de fourrage mangé chez lui en vaut vingt venus de l’arrière. » (chapitre 2)

« On pourvoit aux besoins en nourriture des troupes en pillant les campagnes fertiles. » (chapitre 11)

Dans ce cas, c’est bien le questionnement sur la façon d’assurer la logistique qui est à conserver, et l’application concrète qu’en a donnée Sun Tzu.

Il est à ce niveau intéressant de constater que des adaptations contemporaines de L’art de la guerre à d’autres disciplines que la chose militaire parviennent sans difficulté à tirer des enseignements modernes de préceptes a priori caducs. Une bonne illustration en est fournie par l’ouvrage de Karen Mc Creadie, Sun Tzu – Leçons de stratégie appliquée[3], qui adapte 52 préceptes de Sun Tzu au monde de l’entreprise. Cet exemple montre qu’il est possible d’avoir une lecture élastique de Sun Tzu en considérant que si certains préceptes sont toujours pertinents, d’autres en revanche nécessitent de n’en conserver que l’esprit sans s’attacher à leur application hic et nunc.

L’exercice d’interprétation est cependant délicat : nous avions vu combien il était facile de faire dire tout et n’importe quoi à Sun Tzu (nous nous étions d’ailleurs livré à ce jeu le 1er avril dernier…). Il convient en effet de rappeler que la structure très chaotique de L’art de la guerre et son style elliptique, voire poétique, autorisent une grande souplesse d’interprétation. Il convient ainsi de chercher à rester honnête intellectuellement et ne pas céder à la facilité de vouloir faire dire tout ce que l’on souhaiterait à Sun Tzu. Tordre ses propos, ou simplement sélectionner des phrases hors de leur contexte, est en effet extrêmement tentant et peu de personnes ont suffisamment étudié L’art de la guerre pour pointer du doigt une malhonnêteté intellectuelle (ou tout simplement une erreur d’interprétation). L’art de la guerre a bien un message, une logique interne, mais elle est délicate à percevoir (d’où l’existence de ce blog qui se donne pour ambition de débroussailler la recherche en ce domaine…). Nombre d’affirmations peuvent être aussi bien étayées que contredites sur la base de simples citations de L’art de la guerre : seule une compréhension globale permet d’être certain de ne pas dénaturer la pensée de Sun Tzu.

  1. Le concept réellement absent du traité mais sur lequel la position de Sun Tzu peut se déduire par la compréhension de son système : le centre de gravité et la friction

La notion de centre de gravité[4] peut être mise en perspective avec la notion de « vide et de plein ». La forme aboutie du système de Sun Tzu serait en effet une installation en défensive à l’affut d’opportunités. De fait, si les concepts de « centre de gravité » et de « vide et de plein » conduisent à des applications différentes (concentrer ses efforts sur les faiblesses critiques de l’adversaire dans un cas, exploiter n’importe quelle faiblesse dans l’autre), la problématique à laquelle ils répondent est identique : quel effet cherche à produire la manœuvre ?

Il en est de même avec la notion de friction, clairement identifiée par Clausewitz : comme nous l’avions détaillé dans notre billet Sun Tzu vs Clausewitz : La friction, un concept différemment perçu, Sun Tzu est conscient de l’existence de ces imprévus, mais il estime qu’il est possible de les prévenir par le renseignement et une planification rigoureuse. Exactement comme l’ont prôné les Américains dans les années 1990 avec leur concept de Révolution dans les Affaires Militaires. Il en est ainsi de même avec l’idée moderne – énoncée par Churchill – que la guerre acquière, une fois lancée, une autonomie propre : étant donné que tout peut être contrôlable, nous pouvons en déduire que cette autonomie n’a pas lieu d’être chez Sun Tzu car le bon général doit pouvoir à tout moment conserver le contrôle de la situation.

Il convient toutefois de relativiser cette apparente omniscience du stratège chinois. L’art de la guerre n’est pas un manuel détaillé pour le général ; Sun Tzu survole la majorité des sujets qu’il touche. A la différence de la plupart des autres traités militaires chinois, un grand nombre d’idées évoquées dans L’art de la guerre sont supposées acquises. C’est ainsi pourquoi Sun Bin, qui est plus précis et rentre plus dans le détail, parait vieilli ; et il en va de même des six autres grands classiques militaires[5]. Et ce sont justement les fois où Sun Tzu est précis (« On [supplée] à la voix par le tambour et les cloches… ») que ses maximes perdent leur intérêt direct et nécessitent d’être lues à plus haut niveau.

Ne détaillant pas les concepts qu’il expose, les générations suivantes en ont dès lors la lecture qu’elles souhaitent, assurant ainsi l’intemporalité du traité. Par exemple, le sujet de l’entrainement moral des troupes, porté aux nues par les Communistes, est évoqué mais sans réellement entrer dans les détails. De même, il n’y a pas dans le traité de Sun Tzu de réelle réflexion sur le pourquoi de la guerre comme on peut la trouver dans d’autres écrits chinois. L’idée n’est toutefois pas totalement absente, mais le traitement en est très frugal : pour Sun Tzu, le sujet est acquis ; il le cite mais ne le développe pas.

Donc oui, Sun Tzu traite de tous les sujets, mais sans en entrer dans les détails (et quand il le fait, sans succès car présentant des solutions trop attachées à son époque).


[1] Trois traductions ont toutefois choisi d’utiliser le mot « initiative » dans le chapitre 1 :

« Par situation favorable, j’entends qu’on doit prendre et maintenir l’initiative des opérations militaires en profitant des conditions avantageuses. » (Xu Xiaojun et Jia Xiaoning, 1990)

« Par position favorable, nous entendons la prise de l’initiative grâce à une position avantageuse. » (Tang Jialong, 1994)

« Par position favorable, j’entends la possibilité de prendre l’initiative. » (Jean-François Phelizon, version de 1999)

A noter que cette traduction de Jean-François Phelizon a été revue en 2008 pour devenir :

« Quand les circonstances deviennent favorables, il faut savoir modifier ses plans. »

Le sens a légèrement changé, et le terme d’ « initiative » a disparu !

[2] Assez curieusement, ce concept psychologique de sidération pourtant connu de tous les chefs militaires ne figure dans aucun glossaire : ni le Glossaire interarmées de terminologie opérationnelle, ni le Glossaire français-anglais de l’armée de Terre (ex-TTA 106), ni même l’AAP-6 de l’OTAN.

[3] Karen Mc Creadie, Sun Tzu – Leçons de stratégie appliquée, éditions Maxima, 2008.

[4] Glossaire interarmées de terminologie opérationnelle : « Élément, matériel ou immatériel, dont un État, ou un ensemble d’États, une collectivité, une force militaire, tire sa puissance, sa liberté d’action ou sa volonté de combattre. » Selon la doctrine française, toute la manœuvre vise un centre de gravité en tant que clé de voûte dont la disparition ou le retournement contribue à l’effondrement du système adverse.

[5] Un édit de l’empereur Shenzong, pendant l’ère Yanfeng (1078-1085) érigea sept ouvrages de stratégie, dont L’art de la guerre de Sun Tzu, au rang de « classiques », à l’égal des Treize Classiques du confucianisme. Cette consécration officielle fit de Sun Tzu la base des études stratégiques pendant neuf cents ans. Jusqu’à la chute de l’empire, en 1912, Sun Tzu fut considéré comme le premier des « sept classiques militaires » qu’il fallait absolument maîtriser pour passer les examens de fonctionnaire militaire impérial. Ce sont ces sept classiques que Jean Lévi propose dans sa traduction Les sept traités de la guerre.

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