Nous venons de voir que Sun Tzu présentait en chapeau de son traité sa vision du phénomène guerrier :
« La guerre est la grande affaire des nations ; elle est le lieu où se décident la vie et la mort ; elle est la voie de la survie ou de la disparition. On ne saurait la traiter à la légère. » (chapitre 1)
Cette assertion n’est toutefois pas la seule à exposer une réflexion sur le fait guerrier. Il est en effet possible de trouver le véritable « pourquoi ? » de la guerre au beau milieu du traité.
Pourquoi fait-on la guerre, donc ? Pas pour se protéger, ni pour défendre des valeurs, ni même pour rétablir un équilibre rompu. Non. Sun Tzu est beaucoup plus pragmatique (et honnête ?) que cela : la raison de faire la guerre, c’est le profit !
« La guerre a le mensonge pour fondement et le profit pour ressort. » (chapitre 7)
Curieusement, on s’attendrait à trouver une affirmation d’une telle ampleur en tête du premier chapitre, à l’instar de celle que nous avons citée précédemment. L’arrivée tardive de cette vérité fondamentale est très probablement due à la composition chaotique de L’art de la guerre évoquée dans le billet De quand date le texte de L’art de la guerre que nous connaissons ? et, répétons-le, aux modes de pensée différents entre l’Asie et l’Occident : à quelques exceptions près, il n’y a pas de démonstration cartésienne et structurée dans L’art de la guerre. Seulement une succession de préceptes, bien souvent en désordre.
Le profit est donc, pour Sun Tzu, le but ultime de la guerre. Profit de l’Etat, bien que cela ne soit pas explicitement précisé, étant donné que Sun Tzu pense l’action du général par rapport aux conséquences sur l’Etat :
« Celui qui lance ses offensives sans rechercher les honneurs et bat en retraite sans craindre les châtiments, mais qui, attaché aux intérêts du Prince, a pour unique ambition la défense de ses peuples, peut être considéré comme le Trésor du Royaume. » (chapitre 10)
Sun Tzu parle ici du général, partant du principe que le souverain est forcément vertueux. Il n’envisage pas que ce dernier puisse avoir d’autres raison que le profit de l’Etat pour déclarer la guerre, comme la haine raciale, la vengeance, la folie meurtrière, l’enrichissement personnel ou de pures raisons de politique intérieure comme se maintenir au pouvoir. Que se passerait-il alors ? Le souverain n’étant pas vertueux, même si le général sortait triomphant de ce conflit-là, le pays sombrerait très rapidement, faute d’être dirigé par un prince vertueux. Il s’agit cependant là d’une spéculation, Sun Tzu n’étant pas totalement clair sur cette notion de vertu (nous y reviendrons dans un prochain billet).
Si Sun Tzu envisage naturellement qu’une entrée en guerre puisse être justifiée par un besoin de défense (pour ne pas se faire déposséder de ses richesses), il ne désapprouve cependant pas le fait d’attaquer le voisin si l’opportunité de s’agrandir et s’enrichir se présente :
« Il n’est rien de plus funeste que de remporter des victoires et de conquérir des provinces dont on ne sait pas exploiter les fruits, c’est un gaspillage inutile de forces. C’est pourquoi il est dit : « Le souverain avisé projette la victoire, le bon général l’exploite ». » (chapitre 12)
« Le capitaine qui n’est pas pleinement conscient des dangers inhérents à tout conflit armé ne pourra pas non plus avoir connaissance des avantages que l’on peut tirer de la conduite de la guerre. » (chapitre 2)
A ce titre, Sun Tzu rappelle cependant bien que la décision d’engager une guerre doit résulter de l’étude du rapport entre les pertes et les profits :
« Lorsqu’on lève une armée de cent mille hommes pour l’envoyer combattre à mille lieues de ses bases, les dépenses supportées par les particuliers et les sommes déboursées par le Trésor royal s’élèveront au bas mot à mille pièces d’or par jour. Il règnera une agitation frénétique à la ville comme à la campagne et, tandis que la population s’exténue sur les routes, sept cent mille paysans sont soustraits à l’activité productive. » (chapitre 13)
Car une guerre coûte cher, très cher :
« L’inflation fait rage partout où passent les troupes ; et, là où les prix flambent, les biens du peuple s’épuisent. Privé de ressources, il ressent d’autant plus cruellement le poids des taxes et des corvées. La nation perd son nerf, sa substance, elle se vide de ses richesses, les foyers sont privés de revenus. Les pertes pour les particuliers s’élèvent aux sept dixièmes ; quant à la maison royale, la dépense occasionnée par la destruction des chars, la fatigue des chevaux, le remplacement des casques, des flèches, des arbalètes, des lances, boucliers et palissades, des bêtes de trait et moyens de transport, amputent soixante pour cent du budget de l’Etat. » (chapitre 2)
Pour en atténuer le coût (qu’elle rapporte ou non), il convient donc de rechercher les guerres les plus courtes possibles :
« Quand les opérations traînent en longueur sans apporter de victoire décisive, les armes s’émoussent, les troupes perdent leur mordant ; les soldats usent leurs nerfs dans les sièges. Des armées trop longtemps en campagne ruinent l’économie d’un pays. […] S’il y eut des campagnes qui ont péché par précipitation, que l’on m’en cite une seule qui, habilement conduite, s’éternisa. Jamais il n’est arrivé qu’un pays ait pu tirer profit d’une guerre prolongée. » (chapitre 2)
« Le grand capitaine soumet les armées sans combat, emporte les places sans en faire le siège, renverse les nations sans campagnes prolongées. » (chapitre 3)
L’apparent cynisme de Sun Tzu concernant l’intérêt que l’on peut avoir à faire la guerre se heurte néanmoins à une contradiction :
« On ne combat pas lorsqu’on n’est pas menacé. » (chapitre 12)
Cette maxime est d’autant plus contradictoire qu’elle survient après des propositions qui sembleraient accréditer la thèse du cynisme pur :
« On n’entreprend pas une action qui ne répond pas aux intérêts du pays ; on ne recourt pas aux armes sans être sûr du succès ; on ne combat pas lorsqu’on n’est pas menacé. » (chapitre 12)
Peut-être ne s’agit-il là que d’une considération de niveau tactique. Ou peut-être s’agit-il d’une véritable contradiction dans le traité. Notons toutefois également que, fort de cette justification purement défensive de la guerre, il serait alors possible d’avoir une nouvelle lecture de la maxime évoquée plus haut :
« Celui qui lance ses offensives sans rechercher les honneurs et bat en retraite sans craindre les châtiments, mais qui, attaché aux intérêts du Prince, a pour unique ambition la défense de ses peuples, peut être considéré comme le Trésor du Royaume. » (chapitre 10)
Certes, Sun Tzu évoque surtout ici le fait que le bon général ne doit pas courir après la gloire ni l’enrichissement personnel, mais celui qui voudrait faire dire à Sun Tzu que la défense est la seule légitimité de la guerre pourrait très bien recourir à cette citation et celle évoquée plus haut, issue du chapitre 12.
Enfin, remarquons qu’à travers tout son traité, Sun Tzu ne décrit le souverain, qui se doit d’être « avisé » (cf. notre billet Les aptitudes dans L’art de la guerre), que par les seuls attributs de « conquérant » et « dominateur » :
« Qui néglige un seul de ces points n’est pas digne de conduire l’armée d’un conquérant. En effet, l’armée d’un roi dominateur attaque-t-elle une grande principauté que celle-ci se trouve dans l’incapacité de rameuter ses hommes ; fait-elle planer une menace sur un de ses voisins que les autres puissances n’osent nouer avec lui des alliances. » (chapitre 11)
Source de l’image : The Thinking Soldier War Memorial, Huntingdon
Je suis très ému par la façon dont le sujet a été traité…Je suis francisant et ,je trouve beaucoup de plaisir à savourer de telles expressions…Merci infiniment.