Le premier chapitre est indubitablement celui qui prend le plus de hauteur dans la réflexion sur la guerre. Y figurent en effet non seulement la majeure partie des recommandations adressées au souverain (et non au général ; cf. notre billet Du charisme du général), mais également une analyse du fait guerrier :
« La guerre est la grande affaire des nations ; elle est le lieu où se décident la vie et la mort ; elle est la voie de la survie ou de la disparition. On ne saurait la traiter à la légère. » (chapitre 1)
Pour Sun Tzu, si la guerre est certes une calamité qu’il vaut mieux ne pas avoir à affronter, elle n’en demeure pas moins intrinsèque de la nature humaine : rien ne sert de la nier, elle se manifestera de toute façon tôt ou tard. Autant, donc, faire preuve de lucidité en acceptant son inéluctabilité. La guerre est un phénomène incontournable de la vie des États, tout malheureux qu’il soit. Il convient donc d’en étudier la mécanique ; d’autant plus que cette étude pourrait permettre de s’en sortir le moins mal possible, voire bien.
Sun Tzu n’est pas le seul penseur de son époque à considérer le caractère incontournable de la guerre et donc préconiser son étude. Pour Confucius lui-même (cf. notre billet L’environnement philosophique au temps de Sun Tzu), civil et militaire sont liés et, en un sens, complémentaires ; l’idéal reste de gouverner le monde, c’est-à-dire d’assurer sa marche harmonieuse, par les vertus de bienveillance et de justice. Les lettrés confucianistes (qui contrôleront la pensée stratégique chinoise au cours des siècles suivants) affineront cette idée en se rapprochant encore plus de la position suntzéenne : « le meilleur souverain est celui qui gouverne en préparant la guerre sans y avoir recours ».
Sun Tzu est clair : la guerre n’est pas une chose bonne en soi. Elle ne doit pas être vue comme source d’honneur et de prestige (cf. notre billet Du rejet de l’honneur). Ni pour la troupe, ni pour les chefs :
« Celui qui lance ses offensives sans rechercher les honneurs […] peut être considéré comme le Trésor du Royaume. » (chapitre 10)
Ce principe reflète également une conception plus humaniste qui, pour les taoïstes en particulier, doit placer la vie et son respect au centre des préoccupations du souverain. Pour Lao Tseu, « la guerre n’est pas l’instrument de l’honnête homme », ou encore « celui qui aime à tuer ne pourra obtenir ce qu’il désire sur terre ».
Toute profonde et lourde de conséquences que soit cette position, la forme qu’elle revêt est totalement différente de la réflexion fouillée et argumentée sur la guerre que l’on pourra par exemple retrouver chez Clausewitz. Nous avions déjà traité de ces différences culturelles sur la façon d’énoncer un précepte philosophique dans notre billet Sun Tzu vs Clausewitz, Manuel d’emploi ou démonstration détaillée ? : Le rationalisme du propos tout comme la méthode démonstrative relèvent d’une culture occidentale. C’est pourquoi le fait que Sun Tzu n’expose son système qu’au travers de quelques phrases lapidaires, non démontrées, est particulièrement déroutant pour le lecteur occidental qui pourrait voir dans cette brièveté une absence de profondeur. Ce serait bien sûr une erreur : le Tao Tö King ne fait que 5000 caractères (contre près de 7500 pour le Sun Tzu), et pourtant des générations de sages et d’exégètes ont loué sa profondeur.