Il est courant de voir écrit que Napoléon fut un lecteur avide de Sun Tzu, ce qui pourrait expliquer ses victoires militaires[1]. Pourtant, cette affirmation est très certainement fausse.
Plusieurs raisons plaident en effet contre. Si d’un point de vue purement chronologique, Napoléon aurait effectivement pu lire Les treize articles, rien n’indique cependant qu’il ait jamais eu l’ouvrage entre les mains. Le traité était de toute façon passé relativement inaperçu lors de sa sortie, et Napoléon n’avait que peu connaissance des affaires de la Chine. En outre, la traduction du Père Amiot était relativement absconse et sensiblement éloignée de celles que nous connaissons aujourd’hui, présentant beaucoup moins d’originalités stratégiques. Enfin, force est de constater que l’Empereur n’a jamais réellement mis en œuvre les préceptes de Sun Tzu.
Certes d’un point de vue purement chronologique, Napoléon aurait effectivement pu lire L’art de la guerre. En effet, rappelons que si la première traduction française du père Amiot fut publiée en 1772 et eut une diffusion relativement limitée, la réédition de 1782 connut elle plus de succès. C’est potentiellement celle qu’aurait pu parcourir le futur empereur durant ses études[2]. Cependant, nous connaissons un certain nombre des notes de lectures de ce dernier, et rien n’indique qu’il l’ait un jour eu entre les mains[3].
Si Napoléon n’était pas totalement ignorant des affaires de la Chine (les conversations avec des personnes y ayant séjourné auraient pu aisément mener à l’évocation de ce classique qu’était Sun Tzu), toutes les références des notes et textes qu’il a rédigés à Sainte-Hélène sur l’art de la guerre sont européennes. Là encore, aucune trace d’une quelconque connaissance de Sun Tzu n’a jamais été relevée[4].
Nous reviendrons dans un prochain article sur l’accueil que reçut la traduction du père Amiot. Mais il est d’ores et déjà possible de résumer que, à une exception près, le milieu militaire de la fin du XVIIIe siècle fut totalement indifférent à la publication de cette « chinoiserie ». En cette période, l’éclatante réussite de l’Essai de tactique générale du comte de Guibert focalisait en effet toute l’attention sur le plan militaire. Rappelons en outre que le traité de Sun Tzu n’était pas présenté en tant qu’ouvrage indépendant mais était noyé parmi beaucoup d’autres textes : Les treize articles de Sun-Tse ne représentaient ainsi qu’un quart du septième tome, sur quinze, des Mémoires concernant l’histoire, les sciences, les arts, les mœurs, les usages, etc. des Chinois par les missionnaires de Pékin.
Il est enfin également important d’avoir à l’esprit que la traduction offerte par le père Amiot était relativement différente des textes que nous connaissons aujourd’hui : le jésuite avait grandement dénaturé la pensée originale de Sun Tzu, au point de lui en retirer beaucoup de ses originalités stratégiques (voir le billet Le père Amiot a-t-il réellement traduit Sun Tzu ?). En outre, si Napoléon avait effectivement lu la traduction du père Amiot, il serait normal qu’il n’ait rien pu en retirer tant la plupart des idées était exprimée de manière absconse. Par exemple, que comprendre de cette phrase du chapitre 1 :
«Si nous connaissons bien le Ciel, nous n’ignorerons point ce que c’est que ces deux grands principes Yn (sic) et Yang ; nous saurons le temps de leur union et de leur mutuel concours pour la production du froid, du chaud, de la sérénité ou de l’intempérie de l’air. »
que les traductions modernes rendent de façon parfaitement claire par :
« Le climat est déterminé par l’alternance de l’ombre et de la lumière, du chaud et du froid ainsi que par le cycle des saisons. »
En conclusion, nous pouvons noter que même en supposant que Napoléon ait lu Sun Tzu, il n’en a manifestement tenu aucun compte. Certes certains préceptes de L’art de la guerre sont employés par l’Empereur : planification minutieuse, recherche du renseignement, manœuvre, concentration souple et rapide des forces, … D’autres préceptes pourraient en outre être considérés comme transposés par Napoléon, telles les manœuvres de déception qui peuvent éventuellement être vues comme un recours à la ruse. Mais ce n’est pas parce que quelques principes sont appliqués que l’on peut dire que Napoléon appliquait Sun Tzu. Comme l’a très bien montré Bruno Colson, Napoléon faisait… du Napoléon !
Ainsi, s’il est techniquement possible que Napoléon ait lu Sun Tzu, il ne semble pas l’avoir fait. Si cela devait pourtant être le cas, il aurait alors été très probable qu’il soit passé à côté du sens profond du texte tant celui-ci était mal traduit et peu mis en valeur.
Note : ce billet est une version abrégée d’un article éponyme paru dans la revue Napoléon Ier.
[1] Comme le souligne Valérie Niquet dans son introduction à sa traduction de L’art de la guerre, « pour les exégètes chinois contemporains, Sun Zi aurait constitué le livre de chevet de Napoléon ». Aux Etats-Unis, le fait semble de même souvent tenir de l’évidence. Ainsi le site américain de référence sur L’art de la guerre, sonshi.com, affirme-t-il : « D’après les registres, Napoléon était un lecteur avide. En tant que tel, il ne fait guère de doute qu’il ait lu L’art de la guerre, d’autant plus qu’il s’agissait là d’un ouvrage militaire. La traduction de J. J. M. Amiot en 1772 […] fut un succès immédiat et fut rééditée dix ans plus tard. Aussi nous paraît-il difficile de croire que Napoléon pouvait être ignorant de cet ouvrage »…
[2] Napoléon Bonaparte est né en 1769. En 1779, à neuf ans, après une transition de trois mois par le collège d’Autun, il est admis à l’école militaire de Brienne où il demeurera cinq ans. En 1784, il étudie une année à l’Ecole militaire de Paris puis, en 1785, à l’âge de seize ans, est reçu en qualité de lieutenant en second dans l’artillerie et est affecté en régiment à Valence puis Auxonne de 1788 à 1791. Si une lecture de la traduction du père Amiot dans l’actualité de la sortie de 1772 ou 1782 paraît peu probable (Bonaparte avait trois ans en 1772 et ce n’est que six ans après la réédition de 1782 qu’il commencera réellement ses lectures), il est néanmoins techniquement possible que le futur empereur ait vu dans une bibliothèque l’encyclopédie du père Amiot au sein de laquelle figuraient Les treize articles.
[3] Jean Colin, grand spécialiste de la stratégie napoléonienne du début du XXe siècle, ne mentionne à aucun moment Sun Tzu (« Sun-Tse » à l’époque) dans son ouvrage de référence L’éducation militaire de Napoléon. De même, selon Jacques Jourquin, grand expert des bibliothèques impériales, les écrits du père Amiot n’ont jamais fait partie d’une bibliothèque de Napoléon, que ce soit sous l’Empire ou à Sainte-Hélène.
[4] On pourra ici notamment se rapporter au dernier ouvrage de Bruno Colson : De la guerre.
J’adhère parfaitement à votre thèse. En effet, ceux qui prétendent que Napoléon a lu Sun Tzu n’ont que peu d’arguments pour étayer leurs affirmations si ce n’est que l’Empereur était un lecteur effréné et qu’il avait une haute connaissance de l’histoire militaire. Cette dernière, à l’époque, était concentrée sur le théâtre européen, les quelques références chinoises guerrières sont les esquisses demandées entre 1762 et 1767 aux artistes français par l’empereur Quianlong pour célébrer ses victoires en Mongolie. Néanmoins, ces oeuvres sont restées assez confidentielles. De la même façon, dans son dernier livre sur Napoléon, Bruno Colson évoque, de manière exhaustive, les lectures de Napoléon, parfois peu connues mais Sun Tzu n’en fait pas partie. Cordialement
Excellente argumentation.