Si le traité de Sun Tzu a aujourd’hui acquis un statut de référence stratégique, il passa relativement inaperçu des militaires lors de sa première traduction en 1772. Comme nous l’avons vu dans le précédent billet, la sortie de l’Art militaire des Chinois qui contenait le traité de Sun Tzu a bien été signalée par les journaux littéraires. Mais Elle n’a en revanche nullement retenu l’attention des militaires, à une exception près que nous allons voir.
Bien que le sinologue Laurent Long évoque l’existence de critiques provenant du milieu militaire[1], il ne cite pas sa source et son propos est donc sujet à caution. Thierry Widemann, spécialiste des écrits militaires durant cette période[2], contredit d’ailleurs cette affirmation en précisant que si la sortie des Treize articles, ou plus généralement de l’Art militaire des Chinois, a probablement pu être remarquée parmi les officiers, il n’a en revanche été fait aucun usage doctrinal de ce texte.
Trois raisons nous paraissent susceptibles d’expliquer cette relative indifférence :
Sur le plan militaire, l’esprit de l’époque n’était pas à la recherche des expériences extérieures mais à la réflexion basée sur les campagnes récentes ou sur celles de l’Antiquité gréco-latine. Il est donc fort probable que les militaires ne voyaient dans Les treize articles qu’une curiosité exotique.
Mais surtout en 1772, l’année-même de l’Art militaire des Chinois, paraissait l’Essai général de tactique du comte de Guibert qui focalisa toute l’attention sur le plan militaire. Il semble dès lors logique de penser que ceux qui lurent le traité de Sun Tzu durent surtout chercher en quoi ce dernier pouvait être moderne. Leur démarche intellectuelle fut donc probablement plus d’identifier lesquels des préceptes de Sun Tzu pouvaient être applicables à l’art de la guerre occidental contemporain, plutôt que chercher à enrichir la doctrine en vigueur par la pensée chinoise.
Enfin, il est important d’avoir à l’esprit que la traduction offerte par le père Amiot était relativement différente des versions contemporaines, le jésuite ayant grandement dénaturé le texte du traité tel qu’il nous apparaît aujourd’hui. De nombreux traits originaux de la pensée de Sun Tzu disparurent ainsi au profit d’une christianisation convenue du propos (Cf. notre billet Le père Amiot a-t-il réellement traduit Sun Tzu ?).
Un unique militaire semble toutefois avoir évoqué au XVIIIe siècle l’ouvrage du père Amiot. Il s’agit du marquis de Puységur en 1773, au sein de l’ouvrage injustement attribué au colonel Saint-Maurice de Saint-Leu[3] intitulé Etat actuel de l’art et de la science militaire à la Chine. L’auteur y analyse sur 40 pages Les treize articles, avec de nombreuses véritables prises de positions telles celle-ci, en réaction à l’affirmation que « ceux qui gouvernent les troupes doivent maîtriser l’art de faire mouvoir à leur gré les ennemis » (chapitre 3, traduction du père Amiot) :
Certes, c’est là sans doute le sublime d’un général. Mais [Sun-tse] ne nous enseigne pas bien clairement ce moyen de faire vouloir à l’ennemi ce qu’on désirerait de lui. (p. 51)
Ou encore, concernant la responsabilité totale qui doit incomber au général dans le déroulement de de la bataille :
On a parfois suivi, en partie, cette maxime en Europe ; et peut-être serait-il avantageux chez les Nations où il y aurait un Tribunal de guerre, que tout Général d’armée y fût jugé à la fin des campagnes. (p. 47)
Le marquis de Puységur va ici bien au-delà du simple commentaire, en présentant des éléments de réflexion basés sur le texte de Sun Tzu.
Conscient de la valeur du texte, le septième tome des Mémoires concernant l’histoire, …[4] intègrera d’ailleurs un préliminaire constitué d’extraits de l’Etat actuel de l’art et de la science militaire à la Chine. Cet ouvrage constitue ainsi l’unique critique militaire parue sur Les treize articles. Et même critique tout court, puisque comme nous l’avons vu dans notre précédent billet, celles littéraires relevaient alors plus de la paraphrase que du réel commentaire.
[1] Laurent Long, Les sept classiques militaires dans la pensée stratégique chinoise contemporaine, 1998, p. 289.
[2] Chargé d’études à l’IRSEM, Thierry Widemann a fait sa thèse sur L’Antiquité et la guerre au XVIIIe siècle (en cours de parution), sujet sur lequel il a écrit de nombreux articles, dont Référence antique et raison stratégique au XVIIIe siècle (in Pensée stratégique et humanisme, Economica, Paris, 2000). Entre autre co-auteur du Que sais-je ? sur La pensée stratégique, il également collaboré au Dictionnaire de la stratégie et au Dictionnaire de la pensée stratégique dont il est notamment l’auteur de l’article sur Sun Tzu. L’affirmation rapportée dans ce billet a été recueillie à l’occasion d’un entretien avec Thierry Widemann.
[3] « Injustement», car ce colonel-écrivain n’a en réalité rédigé que les 33 premières pages de réflexions préliminaires, tout le reste de l’ouvrage relevant d’un anonyme « lieutenant-général des armées du roi » (précision apportée dans l’avis de l’éditeur, p. 281.). Comme l’indique Saint-Maurice de Saint-Leu lui-même (p. 35) : « Nous étions dans l’intention de continuer l’analyse des savants traités dont ce recueil est composé. Heureusement pour nos lecteurs, nous le disons sans fausse modestie, et sincèrement comme nous le pensons, heureusement pour eux, un officier général, distingué à tous égards, veut bien prendre ce soin. ». Le nom de cet anonyme sera toutefois révélé dans l’avertissement du septième tome des Mémoires concernant l’histoire, les sciences, les arts, les mœurs, les usages, etc. des Chinois par les missionnaires de Pé-kin : il s’agissait du « marquis de Puy-Ségur » (de son nom complet « François-Jacques-Maximilien de Chastenet Puységur »).
[4] Partie Remarques critiques, pp. v à xii.
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