Comme pour les précédents billets, nous répétons que cet exercice d’étude lexicale est intimement lié à la traduction à laquelle nous nous référons, et que le choix de travailler sur une autre édition de L’art de la guerre aurait conduit à des résultats différents. Nous avions ainsi vu dans le billet Des qualités requises pour être général toute la diversité d’interprétation que pouvait amener la confrontation des différentes traductions. Toutefois, nous tâcherons encore une fois ici de ne pas nous attacher à ce qui relève d’un strict choix de traduction, mais de rechercher ce que l’on peut déduire de la fréquence d’utilisation des termes.
Le général de Sun Tzu sort du lot des autres généraux. Pour l’identifier, les qualificatifs de sa supériorité sont : « grand » (employé 10 fois), « habile » (6 fois), « bon » (4 fois), « avisé » (2 fois), « véritable » (1 fois) et « brillant » (1 fois). Les qualités qui lui sont demandées à travers tout le traité sont innombrables : la résolution, la puissance, la prestesse, la force, le courage, l’humanité, la vertu, la perspicacité, l’impartialité, la sévérité, la souplesse, la fermeté, la rigueur, l’impavidité, l’intelligence, la bonté, la subtilité et la discrétion !… Le général doit en outre revêtir un certain nombre de qualités difficilement palpables : « invincible », « infini », « inépuisable », « mystérieux », « divin », …
Curieusement, chacune de ces qualités n’est en général citée qu’une seule fois à travers le traité. Même celles qui apparaissent plus (la résolution, la puissance, la prestesse, la force, le courage et l’humanité) ne le font au mieux que trois fois (et bien souvent au sein du même paragraphe) ! Enfin, même les caractéristiques présentées dans le premier chapitre, et pouvant donc être identifiées comme plus importantes que les autres, ne sont reprises nulle part ailleurs dans le traité :
« La guerre est subordonnée à cinq facteurs. […] le quatrième le commandement […] Le commandement dépend de la perspicacité, de l’impartialité, de l’humanité, de la résolution et de la sévérité du général. » (chapitre 1)
Il est donc particulièrement difficile de déduire d’un simple comptage les qualités qui seraient les plus importantes aux yeux de Sun Tzu. En effet, c’est véritablement en lisant le texte que l’on peut remarquer la récurrence de certaines aptitudes, la plupart du temps non distinctement explicitées. Ainsi, concernant la caractéristique de « sévérité » (employée une seule fois en tant que telle dans le traité), on trouve par ailleurs les maximes suivantes :
« … Qui possède le système de récompenses et de châtiments le plus efficace ? La réponse à ces questions permet de déterminer à coup sûr le camp qui détient la victoire. » (chapitre 1)
« Si on se refuse à appliquer les châtiments sous prétexte que les hommes vous sont attachés, ils ne pourront servir au combat. » (chapitre 9)
« Mais des hommes qu’on traite avec égard et à qui on manifeste de l’amour, sans être capable de leur assigner de tâches et de s’en faire obéir, de sorte que leur turbulence échappe à tout contrôle, tels des enfants gâtés, ne seront propres à rien. » (chapitre 10)
Nous pourrions donc considérer que la notion de « sévérité » apparaît 4 fois à travers tout le traité.
Un aspect surprenant ressort toutefois de ce comptage brut : le général est le seul personnage de L’art de la guerre à être si abondamment décrit. Quasiment aucun autre acteur ne se voit affublé de caractéristiques. Le souverain lui-même ne semble requérir aucune qualité. Tout au plus Sun Tzu présente-t-il positivement au chapitre 11 le fait que le souverain soit « dominateur » (1 fois) et « conquérant ». Au final, le souverain a seulement besoin d’être bon (ce que Sun Tzu exprime par « avisé » – 5 fois – ou « digne de ce nom » – 1 fois).
Les espions se voient quant à eux requis une unique caractéristique : l’intelligence.
« Seul un souverain avisé et un habile général sont capables de recruter leurs espions chez des hommes à l’intelligence supérieure »
A noter que cette caractéristique d’intelligence est également demandée au général, et l’est également au chapitre 13 :
« Sans intelligence et bonté, il est impossible de recruter et de diriger des agents secrets. »
Curieusement, Sun Tzu ne cite qu’une seule fois cette qualité, à la différence par exemple de Clausewitz qui revient à de très nombreuses reprises sur l’intelligence indispensable au général.
Les officiers doivent, eux, être « compétents » (1 fois), et les soldats « puissants » (2 fois) et « aguerris » (1 fois). Tous les autres personnages de L’art de la guerre (le peuple, l’ennemi, les seigneurs) ne se voient jamais affublés de caractéristiques. Cependant, tant les soldats que les officiers peuvent présenter des défauts :
« Si les soldats sont hardis et leurs officiers timorés, il y aura relâchement, si les officiers sont hardis et les soldats timorés, il y aura enlisement ; si des lieutenants belliqueux et indisciplinés s’enflamment à la vue de l’ennemi et se ruent sus à lui sans attendre les directives du général en chef, celui-ci ne pourra plus tirer parti de leurs capacités, il y aura écroulement. » (chapitre 10)
La qualité guerrière de la troupe importe :
« Qui a l’armée la plus puissante et les soldats les mieux aguerris ? […] La réponse à ces questions permet de déterminer à coup sûr le camp qui détient la victoire. » (chapitre 1)
« Si les soldats sont hardis et leurs officiers timorés, il y aura relâchement, si les officiers sont hardis et les soldats timorés, il y aura enlisement ; si des lieutenants belliqueux et indisciplinés s’enflamment à la vue de l’ennemi et se ruent sus à lui sans attendre les directives du général en chef, celui-ci ne pourra plus tirer parti de leurs capacités, il y aura écroulement. » (chapitre 10)
Concernant les entités, deux sont évoquées : l’armée et la nation. Pour l’armée, si l’unique caractéristique explicitement citée est sa puissance (4 fois), il est néanmoins également écrit qu’ « une armée doit être preste comme le vent, majestueuse comme la forêt, dévorante comme la flamme, inébranlable comme la montagne ; insaisissable comme une ombre, elle frappe avec la soudaineté de la foudre. » (chapitre 7). Concernant le pays, les seules caractéristiques recherchées pour lui sont : la puissance (1 fois) et la stabilité (1 fois).
Bien sûr, la fréquence d’utilisation d’un terme ne peut être strictement équivalente à l’importance que Sun Tzu lui accorde dans son système. Mais elle aurait pu en constituer un bon indicateur. Nous venons de voir que ce n’est pas le cas. Cette conclusion renforce bien l’idée selon laquelle L’art de la guerre est un livre profondément plus complexe à comprendre et s’approprier que sa lecture, relativement aisée, le laisserait supposer.