La quasi-totalité des préceptes de Wu Zixu relatifs à la conduite de la guerre figure dans les chapitres 3 à 7 de son traité. Le reste, nous le verrons dans un prochain billet, traite plus spécifiquement de l’exercice du pouvoir.
Les chapitres 4 et 5 traitent presque exclusivement des meilleurs moments pour attaquer en fonction des croyances chinoises : les astres, les saisons et les cinq éléments. Ces parties ne présentent de fait plus d’intérêt pour le militaire contemporain. Les principaux enseignements intéressants de Wu Zixu sur le plan de la conduite de la guerre résident donc dans les chapitres 3, 6 et 7.
Si un certain nombre de thèmes traités n’ont pas survécu à l’évolution de la guerre (comme les préceptes relatifs au combat en région montagneuse), certains conservent toutefois leur pertinence aujourd’hui encore. Nous retenons ainsi les principales recommandations suivantes :
– user de duperie ;
– façonner l’humeur de l’ennemi : démoraliser ses troupes, exciter son impatience, l’inquiéter, affaiblir son ambition, etc. ;
– éviter les forces principales de l’adversaire et ne frapper que ses points faibles ; éviter le combat lorsque l’ennemi est plein de mordant et ne l’attaquer que lorsqu’il est en situation de faiblesse ;
– toujours aller de l’avant : « avancer de dix lieues plutôt que de reculer dix pas » ;
– ne pas disperser ses troupes ;
– être réactif et faire preuve de rapidité : déclencher l’attaque avant que l’ennemi ne soit prêt.
A noter que certaines idées pourraient aujourd’hui être sujet de contestation, tel le précepte d’éviter les forces principales de l’adversaire pour ne frapper qu’aux points faibles de ce dernier (les armées occidentales considèrent actuellement que, dans le cadre d’une guerre régulière, ce n’est pas parce qu’un objectif est faiblement défendu que sa destruction entraînera la victoire ; l’important, ce sont les centres de gravité). Nous avions constaté le même phénomène chez Sun Tzu (cf. par exemple notre récent billet sur l’audace),
Wu Zixu souligne également l’importance du renseignement dans la prise de décision. Si son étude de la forme des colonnes de poussières soulevées par la marche de l’ennemi n’a pas survécu à l’évolution de la guerre, il délivre néanmoins des recommandations très intéressantes dont la synthèse est qu’il faut manœuvrer pour comprendre l’intention ennemie.
Quelques points demeurent obscurs. Par exemple, lorsqu’il énonce :
« Si l’on veut gagner le monde, il faut d’abord chercher à avoir une armée forte : militariser tout le pays, préparer des armes et les meilleurs équipements, mobiliser partout les masses populaires et organiser une armée forte, organiser tout le pays en camps militaires. » (chapitre 2)
Que prône-t-il exactement ? qu’il faut une armée de métier, ou simplement qu’il convient de mettre en place un service militaire qui permettrait de transformer le paysan du temps de pays en combattant en cas de guerre ? (A noter qu’une interrogation semblable nous était apparue chez Sun Tzu avec la notion de troupes d’élite ; cf. notre billet Transformer les lapins en lions)
Nous présentons ci-dessous le passage à notre sens le plus intéressant de tout le traité. Il s’agit d’un large extrait du chapitre 7, relatifs au combat : (traduction du commandant chinois Jian Zhu, remaniée par nos soins pour la rendre plus intelligible)
« Le roi He Lü de Wu demanda : Quelle est l’heure la plus convenable pour déclencher une offensive contre l’ennemi ? Comment détermine-t-on l’instant pour qu’il ne soit ni tôt ni tard ? Comment détermine-t-on la position de l’attaque contre l’ennemi pour qu’elle ne soit ni trop en avant ni trop en arrière ? Dans quel cas peut-on ou non attaquer l’ennemi ?
Wu Zixu répondit :
- L’occasion optimale de l’attaque contre l’ennemi est quand l’adversaire ne s’implante pas bien. Leurs chevaux et bœufs qui transportent les vivres et munitions ne sont pas nourris, les troupes de marche sont en désordre. La fortification du front n’est pas solide, l’unité arrière n’est pas entrée au camp prévu, les soldats ne mangent rien et ont peur. Alors on peut effrayer l’adversaire en criant de toutes ses forces, déclencher une offensive générale d’une seule haleine, et vaincre l’ennemi en remportant une victoire totale.
- Durant la phase d’attente, il faut camper sur sa position si la position ennemie est hermétiquement gardée ; ne pas prendre l’initiative d’attaquer tout de suite l’ennemi ; il faut attendre le relâchement de l’adversaire. Pendant ce temps-là, si l’ennemi nous attaque, il faut garder la position fermement en évitant la bataille ; il convient alors de faire semblant d’être incapable de répondre à un défi. Ainsi, retenir les troupes au lieu de les engager dans un combat peut entraîner la précipitation de l’ennemi après plusieurs sorties de sa position. On réserve l’énergie pour combattre un ennemi épuisé. Il faut chercher le point faible de l’adversaire au cours de l’observation calme, puis attaquer brusquement l’ennemi qui n’a pas la force de riposter.
- Quand l’ennemi est plus fort que nous, si sa position est effectivement plus forte, on peut présenter de fausses positions clairsemées sur notre ligne pour le tromper. Si l’ennemi se promène d’un air conquérant ou qu’il est rempli de confiance en lui-même, on peut faire semblant d’être faible et de se trouver dans une situation difficile pour endormir la vigilance. Si l’adversaire est orgueilleux avant la bataille, comme s’il était sûr de la gagner, on peut adopter la tactique d’une attaque par embuscade pour obtenir une possible victoire. Si on juge que l’ennemi ne connaît pas la situation réelle de notre armée et méprise présomptueusement celle-ci, on peut l’attaquer brusquement.
- Si l’ennemi nous attaque, on peut l’attirer loin à l’intérieur de notre territoire, envoyer des groupes l’un après l’autre pour le désorienter, puis reculer plusieurs fois en simulant la défaite. L’ennemi finit par nous poursuivre quand il est persuadé de gagner, et ses troupes ennemies se précipitent en désordre. Nous déclenchons alors une attaque sur toute la ligne contre l’ennemi sans l’avoir planifiée. On laisse ainsi pénétrer l’ennemi en lui ôtant toute possibilité de repli.
- Quand l’ennemi prend l’initiative d’une attaque devant nous, on doit tenir la position, sans attaquer ni reculer, pour attendre l’occasion. Quand le soleil se couche et que la nuit arrive, les ennemis qui hurlent durant la journée veulent se reposer. Le commandant ennemi donne l’ordre de retourner au camp, les soldats ont envie de s’y reposer. Notre armée doit alors saisir cette occasion favorable pour attaquer l’ennemi sans plus tarder. On peut interdire à l’ennemi de faire ce qu’il souhaite en adoptant cette tactique.
- Quand les ennemis jettent furieusement de la nourriture en sortant du camp, on ne doit pas leur faire face. Parce qu’ils ont un moral excellent, on doit redoubler la vigilance pour se défendre et ne pas lutter directement contre eux. Quand les soldats de l’ennemi retournent au camp après le pillage, ils se réjouissent de leurs prises. Ils ne sont pas paniqués en approchant de la porte du camp. Lorsqu’une partie de l’ennemi est entrée au camp, on peut alors déclencher une attaque brusque contre la partie arrière de la troupe ennemie. Il est plus efficace de vaincre l’ennemi par cette tactique, du fait que notre armée se trouve toujours en vigilance, et que l’ennemi a relâché son attention. L’issue du combat est évidente.
- Quand l’ennemi prépare son retour au camp, notre armée ne doit pas l’attaquer immédiatement. Il faut attendre qu’une partie de l’ennemi soit entrée dans le camp, pour déclencher brusquement une attaque contre la partie arrière de la troupe ennemie. Quand la partie arrière de la troupe ennemie est attaquée, elle peut se montrer hésitante et avoir peur ; alors notre attaque s’en trouve plus forte et plus efficace pour anéantir l’ennemi. En adoptant cette tactique, on peut rendre le retour au camp prévu par l’ennemi beaucoup plus difficile.
- Quand la puissance de combat est presque égale entre les deux parties, on ne doit pas combattre l’ennemi à tout prix. Il faut éviter l’attaque de front. La meilleure stratégie est de décamper. Quand l’ennemi se réjouit de ce qu’il prend pour un succès limité, on attaque brusquement sa partie arrière, on détruit ses moyens de transport et sa ligne de ravitaillement logistique, puis on peut déclencher une offensive sur toute la ligne de front après lui avoir fait perdre son soutien logistique. En adoptant cette tactique, on peut faire perdre tous les combats à l’ennemi.
- Quand l’ennemi vient de loin, comme il fait chaud, il lui est difficile de s’habituer au climat et à la vie locale. Ses hommes seront certainement atteints par des maladies digestives. Donc, le résultat qu’il attend de la guerre ne pourra pas être atteint.
- Si l’ennemi attaque le milieu de notre armée, nous lui ferons face par la droite. Si l’ennemi s’imagine nous vaincre très facilement, dans ces conditions, nous pourrons profiter de la situation et l’attirer par de petits avantages. Si l’ennemi s’enfuit à la suite de sa défaite, nous l’attaquerons par embuscade lors de sa fuite, et l’anéantirons complètement
Toutes les dix tactiques susdites sont des tactiques effectives pour vaincre l’ennemi. » (Wu Zixu, chapitre 7)
Source de l’image : Statue de Wu Zixu à Suzhou