Le choix du traducteur entre littérarité et littéralité

Comment bien traduire le texte ?

Les propos de Sun Tzu sont obscurs. Nous y reviendrons prochainement. Il ne s’agit pourtant pas tant là d’une imperfection du traité qu’au contraire une relative normalité des écrits de cette période. Le traducteur doit donc faire face au choix suivant : soit tenter de rester fidèle au texte et décider de le retranscrire le plus rigoureusement possible, y compris dans ses ambiguïtés et son décalage avec la langue moderne, soit chercher à faire comprendre ce qu’il estime être l’idée de Sun Tzu et donc accepter les interprétations, les approximations, voire les anachronismes. Cette dernière démarche pouvant d’ailleurs être effectuée à des degrés divers.

A un extrême, le père Amiot choisira ainsi :

[…] non pas de traduire littéralement, mais de donner une idée de la manière dont les meilleurs auteurs chinois parlent de la guerre, d’expliquer, d’après eux, leurs préceptes militaires en conservant leur style et en donnant quelque jour à leurs idées, lorsqu’elles étaient enveloppées dans les ténèbres de la métaphore, de l’amphibologie, de l’énigme ou de l’obscurité.

A l’opposé, Valérie Niquet préfèrera elle coller le plus rigoureusement possible aux propos originels :

Nous avons préféré conserver les quelques ambiguïtés de sens et de raisonnement, plutôt que d’ajouter notre propre glose, des mots ou des membres de phrase qui n’existent pas dans le texte original.

Tout comme le groupe Denma :

Nous avons cherché à rendre L’art de la guerre aussi immédiatement compréhensible et évocateur qu’il l’était pour ses lecteurs chinois. Cela impliquait de préserver sa langue poétique, ses images, ses paradoxes abrupts, plutôt que de contourner le problème avec des explications complexes et des paraphrases. […] Nous avons donc délibérément accepté, occasionnellement, de laisser des expressions maladroites ou obscures.

Jean-François Phélizon a fait sensiblement le même choix :

Je n’ai pas cherché à faire une traduction érudite de L’art de la guerre mais plutôt une expression du célèbre ouvrage dans laquelle je me suis attaché à respecter le style caractéristique des textes anciens. […] Dans cet esprit, j’ai systématiquement choisi de m’abstenir de ces fioritures qu’on rencontre dans nombre de traductions, notamment anglaises, de L’art de la guerre : leur précision apparente a paradoxalement pour effet d’obscurcir le sens.

De façon encore plus complexe, bien que Jean Lévi ait choisi d’opter pour « la littérarité plutôt que pour la littéralité », il conserve tout de même le désir de rendre le style du texte original :

Il nous a paru essentiel [de] rendre la cadence ramassée, le rythme martelé, dans la mesure où ils font partie du message au même titre que le déroulement des périodes et l’enchaînement des raisonnements.

Conséquence de libertés offertes par le support, la version la plus immédiatement abordable et compréhensible nous paraît au final être celle en bande dessinée !… Jean Lévi met toutefois en garde contre ce confort de lecture : si les propos semblent plus clairs, c’est parce qu’il y a là paraphrase plus que traduction, beaucoup de notions explicites dans la bande dessinée n’étant en effet pas exprimées dans le texte de Sun Tzu[1].

En outre, comme le précise le groupe Denma, « le Sun Tzu est rempli de répétitions, d’expressions parallèles et de listes, des phénomènes que la prose moderne cherche à éviter ». Le traducteur doit alors véritablement choisir entre fidélité au texte original et adaptation, plus ou moins marquée, afin de rendre plus intelligible au lecteur la pensée de l’auteur.

Un autre facteur de choix important pour les traducteurs est celui des coupures dans le texte : à l’époque de Sun Tzu, la ponctuation et la notion de paragraphe n’existaient pas[2]. Il n’y avait qu’une longue suite de caractères seulement interrompue lors d’un changement de chapitre. Si les versions modernes comme celles des Song furent pourvus de marques séparatives, elles ne correspondent toutefois absolument pas au rythme qui serait aujourd’hui employé. Or pour rendre lisible le texte, les traducteurs ont fait le choix de coupures qui de fait sont une interprétation du séquençage des idées de Sun Tzu. Certaines de ces dernières s’étendent en effet sur de nombreux paragraphes tandis que d’autres sont réduites à une partie de phrase. Ainsi, Samuel Griffith traduit au chapitre 6 :

« Celui dont l’avance est irrésistible fond sur les points faibles de l’ennemi ; celui qui, lorsqu’il bat en retraite, ne peut être poursuivi, se déplace si promptement qu’il ne peut être rejoint. »

Cette phrase contient deux idées totalement distinctes, pourtant simplement séparées par un point-virgule. Le risque est grand qu’une lecture rapide ne permette pas de bien les identifier. C’est d’ailleurs pour répondre à cette problématique que le groupe Denma a choisi de placer dans sa traduction des marques de paragraphe sans souci de proportion des parties, permettant ainsi de s’affranchir du déséquilibre de volume de chaque idée.

Le découpage du propos, généralement sous forme de paragraphes, est donc véritablement propre à chaque traducteur et peut conduire à une compréhension réellement distincte du même texte en en fournissant des clés de lecture différentes.

Un autre écueil à éviter pour les traducteurs consiste à éviter les pièges induits par la subtilité de la langue française. Prenons l’exemple du caractère chinois 天 (« tian ») employé au premier chapitre pour décrire l’une des cinq facteurs à prendre en compte pour la guerre :

« L’art de la guerre est fondé sur cinq facteurs […] Le premier est le Tao, le deuxième le ciel, le troisième, la terre, le quatrième, le commandement, le cinquième, la méthode. » (Groupe Denma)

Si le groupe Denma a choisi d’utiliser le mot ciel, d’autres traducteurs ont préféré utiliser l’expression « conditions météorologiques » ou un terme similaire, supprimant ainsi la polysémie française du mot ciel qui peut à la fois revêtir le sens de « conditions atmosphériques », mais aussi de « séjour des dieux ». Le choix de traduire par « conditions météorologiques » (ou équivalent) paraît donc plus judicieux, car n’évoque pas l’idée de divination que l’on peut trouver en français dans le terme Ciel et que Sun Tzu combattait :

« Proscrivez l’auscultation des sorts et vos hommes vous suivront jusque dans la mort. » (chapitre 11)

« La prévision [du déroulement de la bataille] ne vient ni des esprits ni des dieux. […] Elle provient uniquement des renseignements obtenus auprès de ceux qui connaissent la situation de l’adversaire. » (chapitre 13)

Ce positionnement entre littérarité et littéralité va donc s’avérer être un véritable choix du traducteur, qui sera lourd de conséquence sur le produit finalement livré au lecteur.


[1] Correspondance avec Jean Lévi.

[2] Ces notions n’étaient toutefois plus absentes des textes modernes du XIe siècle ; il existait ainsi sur les manuscrits des signes de ponctuations – des points noirs – qui marquaient la fin d’un paragraphe. De même la ponctuation était indiquée par des particules finales, sans compter la rime qui permettait la scansion du texte.

Source de l’image : Photo de l’auteur

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