Pour faire suite au précédent billet, nous allons poursuivre notre étude lexicale de L’art de la guerre pour nous intéresser aux détails que donne Sun Tzu de l’armée.
Nous l’avons vu, l’armée est bien sûr commandée par le « général ». Il est à noter que celui-ci est également stratège. Sun Tzu n’évoque pas la possibilité de la décorrélation de ces deux fonctions : point de Zhuge Liang[1] dans L’art de la guerre !
L’armée qu’il commande est composée de « soldats », masse de combattants toujours évoqués en tant que collectif et jamais considérés dans leur individualité. Pour autant, Sun Tzu ne voit pas l’armée comme un ensemble homogène. Il y évoque par trois fois la hiérarchie, en parlant de « supérieurs » et d’ « inférieurs » (par exemple, au chapitre 3 : « Celui qui sait harmoniser la volonté des inférieurs et des supérieurs aura la victoire. »). Les « officiers » sont évoqués 9 fois. Si le terme de « capitaine » apparaît 8 fois, nous avons vu qu’il n’était employé que comme synonyme de « général ». « Lieutenant » en revanche, employé une fois, désigne bien l’officier.
Le terme d’ « état-major »[2] apparaît également, une fois. Sun Tzu semble accorder de l’importance à cette entité en présentant comme catastrophique la possibilité de son anéantissement. Mais là-encore, il convient de ne pas lire dans ce terme d’ « état-major » la stricte correspondance avec les états-majors des armées contemporaines, qui conçoivent la manœuvre en fonction des directives du général. A l’époque de Sun Tzu, cet état-major avait beaucoup plus un rôle d’exécutants et de petites mains.
L’art de la guerre fournit également des indications sur la structure de l’armée : il est ainsi question « d’avant-garde et d’arrière-garde » (2 fois) et de « corps d’élite » (2 fois). Au chapitre 3, Sun Tzu détaille même l’organisation de l’armée en « corps d’armée, bataillons, escouades et brigades ».
Sun Tzu présente deux fonctions dans cette armée : « fantassin » (1 fois) et « char » (9 fois). Le nommage de ces fonctions est particulièrement intéressant pour l’historien car, la cavalerie n’étant jamais évoquée, cela nous permet de borner l’écriture de L’art de la guerre à la date d’apparition de cette composante en Chine, à savoir 320 av. J.-C.
Trois tâches pouvant être attribuées aux soldats sont également évoquées : « soldats de corvée d’eau » (1 fois), « éclaireur » (à moins que cela ne doive être considéré comme une fonction à part entière ; cité 2 fois) et « émissaire » (1 fois) / « envoyé » (1 fois). Ainsi qu’un état : « prisonnier » (1 fois).
Enfin, comme nous l’avons vu, le général agit grâce aux renseignements de ses espions (ou « agents »). La position de ces personnels est en marge de l’armée, même pour les « agents sacrifiés », « chargés de transmettre de faux renseignements aux services ennemis », et les « agents préservés », « espions qui doivent revenir sain et sauf avec des informations » (chapitre 13).
Au final, la description que fait Sun Tzu de l’armée est particulièrement intéressante pour l’historien, car elle autorise une datation de la composition de L’art de la guerre. Ainsi, l’organisation militaire décrite, avec ses généraux de carrière et ses troupes d’élite, ou certains équipements évoqués comme l’arbalète ou l’armure pour les fantassins, sont anachroniques de la période des Printemps et des Automnes (entre 722 et 476 av. J.-C.), pourtant considérée par les Chinois comme celle de l’écriture de L’art de la guerre[3]. Cette dernière doit donc plutôt dater de la période suivante, dite des « Royaumes combattants » (entre -476 et -221). Sachant que, nous l’avons vu, l’absence d’évocation de cavalerie permet de borner la composition du traité à 320 av. J.-C.
[1] Zhuge Liang (181-234 ap. J.-C.) était un célèbre stratège de la période des Trois Royaumes (d’ailleurs l’un des personnages principaux du Roman des Trois Royaumes).
[2] Notons que l’expression 三將軍 (« san jiang jun »), que Jean Lévi traduit par « état-major », est rendue très différemment par les autres traducteurs :
– les trois chefs d’armée (Samuel Griffith)
– les trois généraux (Valérie Niquet)
– vos hommes (Jean-François Phelizon)
– le commandant en chef (Tang Jialong)
– le général (groupe denma)
– les généraux des trois divisions (Wang Xuanming)
(Lucien Nachin, l’Impensé radical, Gabriel Lechevallier et Alexis Lavis évoquent différemment ce passage et n’expriment pas cette idée.)
Valérie Niquet fournit d’ailleurs une explication sur cette traduction littérale de « trois généraux » :
L’armée était divisée en shang jun (armée du dessus), zhong jun (armée du milieu) et xiajun (armée inférieure). Shang jun désignait certainement l’avant-garde si l’on suit le commentaire de Du Mu qui parle de qian jun zhi jiang (général de l’avant-garde).
[3] Bien d’autres éléments viennent étayer cette datation. Ainsi, plusieurs caractéristiques du texte originel ne sont apparues qu’après la période des Printemps et des Automnes, comme certains idéogrammes chinois, ou la forme même du traité (un ouvrage structuré dont les idées personnelles se développent selon un schéma rationnel, plutôt qu’un recueil d’aphorismes). D’autres éléments, comme l’absence de mention de Sun Tzu dans le Zuo Zhuan, ouvrage pourtant de référence écrit au Ve siècle av. J.-C., ou la stratégie basée sur la duperie présentée dans L’art de la guerre (qui n’existait pas encore à l’époque des Printemps et des Automnes où la guerre était ritualisée et chevaleresque) militent pour une écriture plus tardive que celle énoncée dans Les mémoires historiques et constamment citée par les Chinois. Cf. notre billet Pourquoi les Chinois travestissent-ils l’Histoire ? paru sur le blog L’écho du champ de bataille.
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L’idée de l’article est intéressante mais après la description, il faudrait passer à l’analyse ou au moins à une tentative d’analyse. Faire des propositions, passer au niveau supérieur. L’idée du blog est intéressante mais vous êtes beaucoup trop descriptif.