Dans notre billet Pourquoi fait-on la guerre ?, nous avions discouru autour de la citation « La guerre a le mensonge pour fondement et le profit pour ressort » (chapitre 7), arrivant à la conclusion que la raison véritable et avouée de déclencher une guerre pouvait être aussi peu noble que le pillage de son voisin.
La lecture d’autres traduction nous a fait douter de cette interprétation. En effet, la partie correspondant à « La guerre […] a le profit pour ressort » est rendue différemment par les autres traducteurs :
- Valérie Niquet : « Celui qui fait la guerre en arrivant à ses fins par la ruse [et] en manœuvrant l’ennemi grâce à des appâts sait s’adapter. »
- Samuel Griffith : « La guerre est basée sur la tromperie. Déplacez-vous lorsque c’est votre intérêt. »
- James Trapp : « A la guerre, le subterfuge est votre fondement, l’avantage votre ressort. »
- Christopher McDonald : « Military forces establish decoy positions to fool the enemy [and] move when there is advantage to be gained. »
- Jose Maria Sanchez Barrio : « Une force militaire prend position par tromperie [et] se meut dans l’espoir d’une récompense. »
- Bande dessinée de Wang Xuanming : « La victoire est basée sur la tromperie et sur la ruse. Déplacez-vous quand cela est avantageux. »
- Bande dessinée de Tsai Chih Chung : « On doit être rusé et adaptable pour gagner la guerre. Être capable de frapper au bon moment. »
- Luo Shenyi : « Une guerre dépend des ruses [et] se développe selon les intérêts. »
- Xiaojun et Jia Xiaoning : « Pour gagner la guerre, il faut recourir à la duperie. Agissez si c’est avantageux. »
- Tang Jialong : « L’armée ne peut se maintenir solidement qu’en recourant à la simulation. Elle doit agir au moment propice. »
- Groupe Denma : « La guerre est fondée sur la ruse. L’armée doit entrer en action au moment propice. » (traduction critiquable de : « The military is based on guile. Acts due to advantage. »)
(Pour voir à quelles éditions correspondent les traducteurs : Combien de versions françaises différentes ?)
Certains, même, choisissent de ne rien traduire du tout :
- Jean-François Phelizon : « A la guerre, sachez tromper l’ennemi et vous connaitrez le succès. »
- Lionel Giles : « In war, practice dissimulation and you will succeed. »
Nous n’avons trouvé qu’un unique traducteur allant dans le même sens :
- J. Ivanhoe : « La guerre repose sur la tromperie [et] est animée par l’appât du gain. »
Jean Lévi a eu l’amabilité de nous expliquer son choix de traduction[1] :
[La phrase chinoise] est constituée de deux sentences parallèles formées chacune de trois caractères : gu bing/ yi zha li, yi li dong (故兵 以詐立,以利動). Une traduction littérale donnerait : « ainsi (gu) la guerre (bing) au moyen (yi) de la ruse (zha) s’établit (li) ; au moyen (yi) du profit (li) agit (dong) ».
Le chinois jouant sur la plasticité polysémique des caractères, la phrase se prête naturellement à plusieurs interprétations, lesquelles ne sont pas nécessairement exclusives les unes des autres. On peut comprendre dans un sens restreint qu’à la guerre il convient d’user de ruse pour affermir sa position et que l’on doit agir (se mouvoir) en fonction de l’avantage qu’on peut en retirer ; on fait alors de bing (la guerre) non pas le sujet de la phrase mais le thème (ou un complément circonstanciel) : « À la guerre … » ou « la guerre, cela consiste… »
Mais si l’on fait de guerre le sujet de la phrase, la maxime prendra un sens général, et ce qui est énoncé est l’essence même de cette activité : le mensonge et le profit. Profit n’a nullement ici le sens de gains territoriaux ou matériels (trésors, cheptels, population etc.) offerts par la conquête, mais « avantages sur le plan militaire ».
Si j’ai traduit le mot dong (mouvement) par le mot « ressort » c’est pour conserver l’ambiguïté de la formule qui peut se comprendre de deux façons : active ou passive. Si on la prend au sens actif, cela signifie que tout mouvement doit être judicieusement calculé en fonction de l’avantage tactique ou stratégique que la manœuvre peut apporter, et il convient donc de bien peser les avantages et désavantages de tout mouvement. Cela répond à ce qui a été dit un peu plus haut comme quoi dans tout engagement il faut considérer le revers de la médaille que comporte tout avantage. Au sens passif, le mouvement concerne non pas moi, mais l’adversaire : il s’agit de faire bouger l’autre par la promesse d’un avantage et se rendre ainsi maître de ses mouvements.
Ce qui correspond à un autre principe stratégique – qui est au demeurant la substantifique moelle de la doctrine de Sun Tzu – que le vainqueur est celui qui détermine les mouvements de l’adversaire, sans jamais être déterminé par lui. Et toute la dialectique de l’opacité et de la transparence déployée par Sun Tzu se résume à cela : en échappant à la vue d’autrui, je puis le commander à son insu et demeurer éternellement hors de sa prise, par ce que je dirige ses manœuvres. Les Questions de l’empereur des Tang à son général Li Weigong (traduit dans Les sept traités de la guerre) traite de cette question avec une grande pertinence. J’ai cru pouvoir garder l’amphibolie par ce mot de « ressort » : c’est sur cette utilisation judicieuse du profit, que repose l’art de la guerre. C’est là son ressort. De même que c’est sur le profit – les appétits des hommes – que repose l’art de la manipulation des hommes par le souverain.
En conclusion : notre interprétation était bien erronée !
Un grand merci à Jean Lévi de nous avoir éclairer sur cet aspect délicat du texte de Sun Tzu.