[Ce billet complète Des idées en désordre ?]
Apparaissant comme une concaténation de maximes disparates, la compréhension du système suntzéen ne peut dès lors s’obtenir qu’en se détachant de la structure en chapitres. S’attacher à – l’aujourd’hui – conventionnel découpage par chapitres et prétendre y lire une réflexion organisée et structurée thématique par thématique serait une erreur.
La principale difficulté à aborder conventionnellement le traité vient surtout de la disparité de volume nécessaire au traitement des idées : alors que certains thèmes sont développés sur de nombreux paragraphes (par exemple la nécessité d’être renseigné), d’autres ne sont exposés qu’à travers une phrase laconique noyée dans le texte (par exemple le motif profond des guerres : « La guerre a le mensonge pour fondement et le profit pour ressort », chapitre 7).
En outre, il n’y a que très peu de liant entre les différentes idées : le texte de Sun Tzu ne peut se lire comme un traité moderne, architecturé selon une logique démonstrative et présenté dans une succession cohérente. Les propos, bien que rassemblés sous forme de chapitres, n’ont pas d’ordre précis ni de liens entre eux. Ils sautent très fréquemment du coq à l’âne :
« Si elle est privée de ses fourgons, de ses vivres ou de ses réserves, une armée est menacée d’anéantissement. Qui ignore les objectifs stratégiques des autres princes ne peut conclure d’alliance, qui ignore la nature du terrain – montueux ou boisé, accidenté ou marécageux – ne pourra faire avancer ses troupes ; qui ne sait faire usage d’éclaireurs sera dans l’incapacité de profiter des avantages topographiques. La guerre a le mensonge pour fondement et le profit pour ressort. Elle exige que l’on sache se diviser et se regrouper pour produire toutes sortes d’effets de surpris. » (chapitre 7)
Six idées différentes sont traitées dans ce seul passage, relevant aussi bien du niveau stratégique que du niveau tactique (logistique, environnement géostratégique, terrain, duperie et manœuvre) ! Au mieux la plus grande unité d’idées présente dans le texte se trouve au niveau du paragraphe ; mais il s’agit alors là d’un choix du traducteur pour rendre le texte plus intelligible, non de Sun Tzu lui-même.
Pire encore : les grands concepts sont la plupart du temps fragmentés sur l’ensemble du traité. Il n’y a pour s’en convaincre qu’à regarder les billets de ce blog et constater que les citations extraites pour illustrer une même idée proviennent très rarement d’un chapitre unique (cela se trouve cependant parfois, comme l’idée contenue dans le chapitre 11 selon laquelle le général doit chercher à mettre ses hommes dans des situations très périlleuses pour les obliger à se surpasser, en prenant le risque de tous les sacrifier ; mais cette localisation unique d’une idée conduit justement à la soupçonner d’être un rajout apocryphe).
Outre que le formalisme et le cartésianisme contemporain occidental n’avaient pas court au temps de Sun Tzu, le processus chaotique de composition de L’art de la guerre n’y est certainement pas étranger.