Peut-on se fier aux commentateurs historiques ?

Une version de L'art de la guerre avec commentaires

Une version de L’art de la guerre avec commentaires

Nonobstant le besoin d’élever la lecture de L’art de la guerre pour en percevoir la substantifique moelle, certains propos de Sun Tzu peuvent se révéler en eux-mêmes obscurs. D’où l’apport appréciable des commentaires juxtalinéaires qui permettent d’éclairer telle ou telle formulation sibylline.

Comme nous l’avons récemment vu, les 2000 ans d’immobilisme de la pensée stratégique chinoise ont conduit à générer une quantité colossale de ces exégèses et commentaires. Celles réputées les plus pertinentes nous sont parvenues et quelques extraits en figurent dans les traductions françaises réalisées par Jean Lévi, Samuel Griffith (traduit de l’anglais) et Valérie Niquet).

La sélection opérée par les traducteurs est drastique, à raison : bien souvent, les commentateurs ne font qu’expliciter, illustrer ou développer les propos de Sun Tzu. A titre d’exemple, en commentaire de la maxime « En règle générale, le premier arrivé est dispos, il a tout loisir de recevoir l’ennemi » (chapitre 6), Cao Cao note : « Ainsi, il aura plus de forces »… Pire, sur la maxime « Si on me demande : « Que doit-on faire au cas où l’ennemi fond sur vous avec des troupes nombreuses et en bon ordre ? » » (chapitre 11) le commentaire de Cao Cao est : « Il s’agit d’une question »… Samuel Griffith s’en amuse d’ailleurs : « Le fait que cette série de versets soit rédigée en termes élémentaires n’arrête pas les commentateurs, qui se complaisent à les expliquer longuement, l’un après l’autre. »[1]

Une des raisons au fait que beaucoup de « commentaires » s’avèrent être de la pure recopie du propos originel pourrait être que le texte commenté par les exégètes historiques étant en chinois classique, cette langue était beaucoup moins précise que ce que l’est aujourd’hui le chinois moderne, les idéogrammes utilisés pouvant être sujets à de multiples interprétations. D’où la nécessité pour les commentateurs de préciser leur sens. Mais comme en français le mot retenu pour la traduction est directement le bon, sans ambigüité possible, le commentaire historique apparaît redondant avec le propos originel et devient dès lors inutile.

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De la disparité des explications de texte

Comment les traducteurs français expliquent-ils ces deux symboles ?

Comment les traducteurs français expliquent-ils ces deux symboles ?

Dans les versions françaises de L’art de la guerre, les notions spécifiquement chinoises, non immédiatement traduisibles, peuvent être traitées de façon fort différente. A titre d’illustration, nous allons détailler l’exemple, peu familier des Occidentaux, des moyens « ordinaires » (正, « zheng ») et « extraordinaires » (奇, « qi »). Ils constituent le thème principal du chapitre 5.

De façon simplifiée (et forcément réductrice), les moyens ordinaires sont tous les procédés auxquels s’attend l’adversaire, tandis que les moyens extraordinaires recouvrent au contraire ceux auxquels il ne s’attend pas. Mao Zedong, adhérant à cette idée, entretenait ainsi parallèlement l’Armée Populaire de Libération (moyens ordinaires) et les milices populaires (moyens extraordinaires), et ce même après sa victoire en 1949. La situation peut cependant être plus subtile qu’une simple transposition avec l’attaque directe et l’attaque indirecte. Ainsi, de façon non-intuitive, si l’on sait que l’ennemi s’attend à une embuscade de notre part, cette dernière sera le moyen ordinaire et l’attaque frontale le moyen extraordinaire. En outre, le moyen extraordinaire peut également être immatériel, comme une ruse.

Le niveau de détail fourni par les traducteurs sur cette notion est extrêmement divers. Il va de l’absence pure et simple d’explication (Luo Shenyi) à des chapitres complets consacrés à cette notion en complément du texte (Jean Lévi, groupe Denma et James Trapp). L’énumération suivante est ordonnée selon la chronologie de parution des traductions françaises : Continuer la lecture

Les grands principes de Sun Tzu ne sont pas impérissables

Même gravés, certains propos vieillissent mal

Même gravés, certains propos vieillissent mal…

Sun Tzu énonce clairement de grands principes de la guerre. Malheureusement, ces derniers ont pour la plupart très mal vieilli :

« La guerre est subordonnée à cinq facteurs […] Le premier est la vertu, le second le climat, le troisième la topographie, le quatrième le commandement, le cinquième l’organisation. » (chapitre 1)

« Qui a les meilleures institutions ? Qui a le meilleur général ? Qui a les conditions climatiques et géographiques les plus favorables ? Qui a la meilleure discipline ? Qui a l’armée la plus puissante et les soldats les mieux aguerris ? Qui possède le système de récompenses et de châtiments le plus efficace ? La réponse à ces questions permet de déterminer à coup sûr le camp qui détient la victoire. » (chapitre 1)

« Le mieux, à la guerre, consiste à attaquer les plans de l’ennemi ; ensuite ses alliances ; ensuite ses troupes ; en dernier ses villes. » (chapitre 3)

« Il existe cinq cas où l’on peut prévoir la victoire :
Qui sait quand il faut combattre et quand il faut s’en abstenir sera victorieux.
Qui sait commander aussi bien à un petit nombre qu’à un grand nombre d’hommes sera victorieux.
Celui qui sait harmoniser la volonté des inférieurs et des supérieurs aura la victoire.
Celui qui affronte un ennemi qui n’est pas préparé remportera la victoire.
Celui dont les officiers sont compétents et n’a pas à pâtir de l’ingérence du souverain remportera la victoire. »
(chapitre 3)

« A la guerre, le nombre n’est pas un facteur décisif ; il convient avant tout de ne pas rechercher les hauts faits d’armes. Pour le reste, il suffit de savoir concentrer ses forces, évaluer l’adversaire et se gagner le cœur des hommes. » (chapitre 9)

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Considérations sur la forme de L’art de la guerre

Dernières considérations sur la forme de L’art de la guerre

Note : ces quelques pensées, livrées en vrac, complètent toutes celles relatives à la thématique de la forme de L’art de la guerre.

Le traité de Sun Tzu n’est pas aussi harmonieusement construit que notre formalisme occidental le souhaiterait. Rien, cependant, n’est véritablement hors norme : en terme de longueur, il y a (que) un facteur 5 entre le chapitre le plus long (le 11e chapitre, avec 1733 mots) et celui le plus court (le 8e, avec 375 mots).

Fidèle au style littéraire de son époque (si tant est que cette vision ne relève pas de l’anachronisme), L’art de la guerre abonde d’énumérations. Force est de constater que la quasi-totalité d’entre elles ont très mal vieilli. Il en est ainsi par exemple des cinq grands facteurs auxquels toute guerre est subordonnée (l’influence morale, la météo, le terrain, le commandement et la doctrine), ou de la classification des différents types d’agents (indigènes, intérieurs, retournés, sacrifiés et préservés) du chapitre 13, ou encore des cinq traits de caractère énumérés au chapitre 8 qui présentent un danger pour le général (ne pas craindre la mort, chérir trop la vie, être irascible, être homme d’honneur et être compatissant).

Comme nous l’avions détaillé dans notre billet Des niveaux tactique et stratégique, le spectre couvert par L’art de la guerre va de la grande stratégie (« Jamais il n’est arrivé qu’un pays ait pu tirer profit d’une guerre prolongée. », chapitre 2) à la microtactique (« Si les oiseaux s’envolent, il y a embuscade, si les quadrupèdes fuient, il se prépare une offensive générale. », chapitre 9). Une des grandes difficultés du texte est que ces niveaux d’application ne sont pas précisés, les préceptes étant livrés dans le désordre. Bien pire, ils peuvent être poreux : il est ainsi toujours possible d’extrapoler des préceptes micro-tactiques pour leur faire dire des généralités d’un niveau plus élevé, et vice-versa. Ainsi, avec la précédente maxime sur les oiseaux et les quadrupèdes, il est parfaitement possible d’extrapoler que le général doit être attentif à tous les signaux qui lui parviennent et ne pas rester cantonné à son idée de manœuvre de base. Mais ce n’est pas parce que cela est possible que cela est correct : un tel détournement peut très bien ne pas correspondre à la pensée suntzéenne ou, plus pernicieusement, ne pas faire partie de son système sans toutefois le contredire. La tentation de tels détournements est très forte. Pour autant, il convient d’y prêter une grande attention, faute de risquer de corrompre la pensée de Sun Tzu sans s’en rendre compte. C’est donc là un art difficile que d’évaluer jusqu’où un précepte de Sun Tzu peut être appliqué à différents niveaux sans que cela trahisse le système qu’il expose.

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Des idées en désordre, suite

L'ordre n'est pas le point fort du texte de Sun Tzu

L’ordre n’est pas le point fort du texte de Sun Tzu

[Ce billet complète Des idées en désordre ?]

Apparaissant comme une concaténation de maximes disparates, la compréhension du système suntzéen ne peut dès lors s’obtenir qu’en se détachant de la structure en chapitres. S’attacher à – l’aujourd’hui – conventionnel découpage par chapitres et prétendre y lire une réflexion organisée et structurée thématique par thématique serait une erreur.

La principale difficulté à aborder conventionnellement le traité vient surtout de la disparité de volume nécessaire au traitement des idées : alors que certains thèmes sont développés sur de nombreux paragraphes (par exemple la nécessité d’être renseigné), d’autres ne sont exposés qu’à travers une phrase laconique noyée dans le texte (par exemple le motif profond des guerres : « La guerre a le mensonge pour fondement et le profit pour ressort », chapitre 7).

En outre, il n’y a que très peu de liant entre les différentes idées : le texte de Sun Tzu ne peut se lire comme un traité moderne, architecturé selon une logique démonstrative et présenté dans une succession cohérente. Les propos, bien que rassemblés sous forme de chapitres, n’ont pas d’ordre précis ni de liens entre eux. Ils sautent très fréquemment du coq à l’âne :

« Si elle est privée de ses fourgons, de ses vivres ou de ses réserves, une armée est menacée d’anéantissement. Qui ignore les objectifs stratégiques des autres princes ne peut conclure d’alliance, qui ignore la nature du terrain – montueux ou boisé, accidenté ou marécageux – ne pourra faire avancer ses troupes ; qui ne sait faire usage d’éclaireurs sera dans l’incapacité de profiter des avantages topographiques. La guerre a le mensonge pour fondement et le profit pour ressort. Elle exige que l’on sache se diviser et se regrouper pour produire toutes sortes d’effets de surpris. » (chapitre 7)

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