En 1969 s’ouvrait à Paris une petite librairie confidentielle, L’impensé radical. Ce nom allait s’imposer pendant 20 ans au sein de la communauté des amateurs de stratégie.
C’est en effet en janvier 1969 que Luc Thanassecos, alors encore étudiant en sciences politiques, racheta la librairie Le meilleur des Mondes, la rebaptisa et lui donna une toute autre direction : les œuvres de stratégie. Point particulier : Luc Thanassecos était un grand joueur ; outre les traditionnels échecs, il officiait dans le monde naissant du go. Il fut ainsi entre autre fondateur du premier club français de cette discipline et en édita les premières revues. Echecs et go, ces deux classiques ne furent pas les seuls jeux à lui être redevables : shogi, djambi, xiangqi, awélé, mah-jong, … Tous ces noms aujourd’hui familiers aux joueurs doivent une grande partie de leur découverte à L’impensé radical, qui les édita comme boîtes de jeu et publia presque à chaque fois un voire plusieurs ouvrages sur le sujet. La librairie fonctionnait comme un véritable laboratoire : n’importe qui pouvait y entrer pour simplement faire une partie de ces jeux encore inconnus du grand public.
En tant que maison d’édition, L’impensé radical fit également très occasionnellement paraître des titres plus généraux parmi lesquels, en 1971, Les treize articles d’un certain Sun Tse[1]. Version fortement remaniée de la traduction du père Amiot de 1772, la couverture représentait… une partie de go ! Le succès du traité chinois fut au rendez-vous, puisque trois réimpressions virent le jour (en 1972, 1976 et 1978). Dans ce cadre, la dernière ne resta pas insensible à la consécration de la traduction française de la version de Samuel Griffith parue en 1972 aux éditions Flammarion : en 1978, la version de L’impensé radical fut rebaptisée « L’art de la guerre » et affichait une couverture plus conventionnelle, supprimant la référence au jeu de go.
Pour compléter le portrait de cette librairie indissociable de son propriétaire, il convient de préciser que Luc Thanassecos faisait partie des milieux situationnistes[2] dont le chef de file, Guy Debord, considérait L’art de la guerre comme son livre de chevet. Son Commentaires sur la société du spectacle, paru en 1988, commençait d’ailleurs par une citation issue de la version de L’impensé radical.
L’art de la guerre présente une singularité dans la ligne éditoriale de L’impensé radical, éditeur de jeux de stratégie. Nous n’avons aucune indication sur l’origine de ce choix, mais il est certain que l’expérience de la Chine de Mao ne pouvait qu’intéresser les situationnistes, et que la traduction anglaise de Griffith rendait accessible depuis 1963 l’un des textes les plus emblématiques de ce pays.
La librairie était située 1 Rue de Médicis, au cœur du quartier Latin, face au Sénat. Cette localisation stratégique eut une indéniable influence sur la connaissance de Sun Tzu qu’eurent les hommes politiques français de cette période. Luc Thanassecos vendit sa boutique dans les années 1990. Brièvement éditeur quelques rues plus loin (les « Cahiers Saint-Germain », rue de l’Université), il rejoignit ensuite définitivement la Grèce où il avait sa famille et y démarra une nouvelle vie. L’impensé radical ne lui survit pas (la librairie qui se tient aujourd’hui à sa place est spécialisée dans les livres anciens).
[1] Cinq personnes étaient créditées pour avoir participé à l’élaboration de ce texte : Luc Thanassecos lui-même, Monique Beuzit, Roberto Cacérès, Paul Maman, et Tran Ngoc An. Nous ne disposons d’aucun renseignement concernant ces derniers. Ils étaient peut-être étudiants rue d’Ulm à ce moment-là, mais nos recherches sommaires ne nous ont pas permis d’en retrouver la trace. A noter que Tran Ngoc An est également cité pour avoir « collationné à Tokyo les éditions japonaises de L’art de la guerre ». Nous serions très reconnaissant à toute personne qui pourrait nous mettre sur la piste d’une de ces personnes (qui ne doivent plus être très jeunes : cela fait maintenant 45 ans que l’ouvrage est sorti…).
[2] Le situationnisme fut un courant de pensée révolutionnaire d’ultra-gauche fondé par une poignée d’artistes en 1957. A l’origine, le mouvement se voulait une tentative de dépassement des mouvements artistiques révolutionnaires d’avant-garde du XXe siècle comme le dadaïsme, le surréalisme ou le lettrisme ; mais il s’orienta ensuite plus vers l’action révolutionnaire. Guy Debord, son chef de file, dénonçait la « société du spectacle » (entendue au sens marxiste d’appareil de propagande du pouvoir capitaliste). Le mouvement proclama son auto-dissolution en 1972, mais ses idées continuèrent de vivre et d’influencer bien après.
Source de l’image : scan de l’auteur
Bonsoir,
Je me signale ici pour vous dire que vous êtes lu et suivi, et pour vous encourager sur votre chemin… Concernant Debord, il aimait à se qualifier lui même de stratège, au sens plein du terme, il connaissait très bien Sun Tzu et Clausewitz, mais aussi Thucydide et d’autres classiques, les allusions, détournements, à l’Art de la Guerre justement sont plus que fréquents dans son œuvre, et ce bien avant 1971, (voir la charge de la brigade légère). Ceci dit, et en aparté, dire que le Sun Tzu était son livre de chevet est peut être un peu exclusif, d’autres citent le cardinal de Retz, disons qu’il était grand lettré et amateur de textes anciens et rares . (Quant au rapprochement entre les situs et Mao, il n’est juste qu’au seul point de vue de l’époque, ils étaient les rares à dénoncer les horreurs des totalitarismes maoistes et staliniens en vogues, les insultes à leurs encontre volaient hautes, c’était une petite précision).
En fait je voulais vous signaler, le fait que Guy Debord avait conçu et sorti un jeu de guerre en plateau, un kriegspiel, qui s’appelait « Le Jeu de la Guerre », il a été réédité il y a quelques années, un livre obscur aussi, c’est un homme complexe et fascinant, peut être qu’en le prenant par son côté « stratège » s’éclaire t-il différemment. En espérant vous être utile.
Bonsoir, je découvre mais un peu tard votre article. J’ai bien connu Luc T. Il m’a aide à publier « Le tablier du pouvoir » dans les n° 30 à 35 de la revue Stratégique de la FEDN en 1986-87, publié ensuite en 1989 sous le titre « L’ABC du pouvoir » aux Editions d’Organisation, republié en 1999 sous le titre « L’autre côté du miroir » aux editions Transition. Luc Thanassecos est cite en début de la quatrième partie (la plus complexe…) et le go et le Djambi tiennent la plus grande place de la première partie.
Bonjour, j’ai connu enfant L’impensé radical et ai encore dans ma bibliothèque les 2 volumes de la BD de la traduction de Shui Hu et Sang Go publiées en 74. Si vous êtes en contact avec Loukis, passez-lui mes salutations très amicales. Sans doute se rappellera-t-il de moi.
Que de souvenirs, la grille tirée et la lumière jusqu’à 3h; les discussions sans fin sur san-san ou les relations entre la stratégie de Giap et dame-zunari.
Peut être P. Sollers qui passait quelques fois aurait des nouvelles de Tran Ngoc An.