Nous l’avons vu dans notre billet Comment furent accueillis Les Treize articles ?, la sortie de l’Art militaire des Chinois fut soulignée par le milieu littéraire l’année de sa parution.
Ensuite, pendant un siècle, l’éclipse de Sun Tzu fut totale ! Ce n’est en effet qu’en 1884 qu’apparurent les premiers soubresauts du stratège chinois en France. Et encore ne s’agissait-il alors que d’un rappel de son existence…
Ainsi, jusqu’au XXe siècle, alors que les ouvrages sur la Chine – voire les militaires chinois – furent nombreux à être publiés[1], Sun Tzu en resta totalement absent (hors simple citation de l’existence de l’Art militaire des Chinois). La traduction de l’Histoire des trois royaumes par Théodore Pavie parue en 1845 citait bien à de nombreuses reprises le personnage de Sun-Tse, mais il s’agissait-là d’un homonyme[2]… (De même, Théodore Pavie reprendra ce personnage dans une nouvelle intitulée Yu-ki le magicien, parue en 1853 dans Scènes et récits des pays d’outre-mer).
Seuls deux ouvrages évoquèrent au final Les treize articles :
Le premier vit le jour en 1884, soit plus d’un siècle après toute publication concernant les traductions des textes militaires du père Amiot. Le baron Guy de Contenson (1844-1921), attaché militaire à Pékin de 1871 à 1874, publia son Chine et Extrême-Orient. Celui-ci contenait en appendice (pp. 253 à 291) de très larges extraits des Treize articles. Si aucun commentaire réellement spécifique de la part de l’auteur n’y figurait, il est toutefois intéressant de noter que le traité de Sun Tzu était le seul à être reproduit, témoignant d’une conscience de sa valeur supérieure.
A peine cinq ans plus tard, en 1889, parut un ouvrage anonyme : L’Empire d’Annam et le peuple annamite. Publié « sous les auspices de l’administration des colonies », on y trouvait là (pp. 352 à 363) un appendice intitulé « Lois militaires comprises dans le Code annamite » qui reprenait la traduction du père Amiot. En effet, comme le précisait l’auteur, « les Annamites ont emprunté aux Chinois leurs lois militaires, leur tactique, leur stratégie ». Là encore, le traité de Sun Tzu apparaissait clairement comme le plus important de tous :
« Les classiques militaires de la Chine, qui sont ceux de l’Annam, ont été traduits en français par le P. Amiot et comprennent les ouvrages de Sun-Tse, de Ou-Tse, de Sema. […] Le plus estimé est celui de Sun-Tse, qui vivait vers le temps d’Homère, et l’on est surpris de trouver des principes et des théories militaires dictés par un jugement, une justesse de vues que nos modernes tacticiens n’ont pas dépassés. Je conseille de lire l’Art militaire des Chinois […]. » (p.356)
Enfin, en 1900 (oui, nous sommes toujours au XIXe siècle…), Guy de Contenson refit parler de lui en publiant un article dans La nouvelle revue intitulé L’art militaire des Chinois d’après leurs classiques. Dans ce texte, l’ancien attaché militaire voulait montrer la différence profonde d’état d’esprit existant entre les armées chinoises et occidentales. Pour cela, il donna de larges extraits des Treize articles, considérant que « c’est aujourd’hui, comme autrefois, qu’il faut chercher dans la lecture du Sun-Tze[3] quelle sera la stratégie des mandarins chinois ». Ainsi, conclut-il que :
La caractéristique de l’art militaire chinois c’est la duplicité des généraux qui cherchent à tromper et à arrêter l’ennemi par tous les moyens possibles. Pour eux, tout belligérant est un rebelle. Ne nous hâtons pas de les taxer de sauvages pour cela, les Anglais parlent-ils de la guerre qu’ils font aux Républiques sud-africaines autrement que comme de la répression d’une rébellion ? Seulement, les Chinois se croient tout permis à l’égard des révoltés, tandis que des Anglais ne traitent ainsi les Boers qu’en paroles, pour se justifier à leurs propres yeux.
Il est donc bien important que nos chefs militaires ne se laissent pas tromper par les assertions les plus formelles et les promesses les plus positives des mandarins. Ils doivent être bien persuadés que, pour les Chinois, il n’existe pas de relations directes entre les faits et les paroles qu’ils prononcent ou les engagements qu’ils prennent. Tout cela n’a de relations qu’avec les personnes auxquelles on s’adresse et avec l’effet qu’il s’agit de produire sur elles. La réalité des faits n’a rien à y voir.
La lecture des classiques militaires chinois ne fait que nous expliquer cette manière d’agir et nous montrer les sources où ils puisent les principes d’une fourberie dont la guerre de 1840 et celle de 1860 nous avaient déjà donné la preuve.
Toutefois, Guy de Contenson se montrait extrêmement peu enclin à trouver un intérêt autre qu’historique au traité de Sun Tzu, hormis pour la personne désireuse de s’instruire des armées chinoises :
Ceux qui pourraient avoir la curiosité de lire les ouvrages de Sun-Tze, et des autres qui ont écrit sur l’art militaire, ne doivent pas s’attendre à y voir des détails amusants, des préceptes instructifs, ou des pratiques pour le pays où ils vivent. Si j’avais un conseil à donner, je dirai volontiers encore qu’ils ne doivent se proposer d’autre but que celui de savoir ce qu’on a pu penser dans ces pays lointains, dans ces temps reculés, sur un art connu de toutes les nations et différemment exercé par chacune d’elles.
Ces trois références seront donc au final les seules traces, bien maigres, de Sun Tzu au XIXe siècle.
[1] Une recherche sur Gallica sort des centaines de références.
[2] Le Sun-Tse évoqué (孫策) se transcrirait aujourd’hui en pinyin « Sun Ce ».
[3] Curieusement, Guy de Contenson utilise dans cet article aussi bien l’orthographe « Sun-Tse » que « Sun-Tze ».
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