Je vais vous raconter une anecdote personnelle :
Il y a quelques temps, au cours d’une discussion, je voulais exprimer l’idée qu’il fallait avoir la finesse de distinguer parmi tous les signes qui nous parviennent ceux qui présentent un réel intérêt. Une parole de Sun Tzu m’est immédiatement venue à l’esprit : « Lorsque les arbres remuent en grand nombre, l’ennemi avance. » Pourtant, par crainte de ne pas être compris de mon auditoire, je me suis finalement rabattu sur « Il n’y a pas de fumée sans feu ». Mais l’idée n’était alors plus tout-à-fait celle que je souhaitais exprimer ; la citation de Sun Tzu aurait été à ce moment-là parfaitement appropriée.
Ce qui est intéressant dans cette histoire, c’est que je me suis servi d’une maxime de L’art de la guerre (ou au moins j’ai été tenté de le faire) pour illustrer une idée indubitablement supérieure à celle que voulait exprimer Sun Tzu. Le précepte étudié ici est en effet extrêmement basique et a été écrit réellement au premier degré ; le contexte du chapitre ne fait aucun doute sur ce point. Sun Tzu n’a pas cherché à cacher une pensée plus subtile, mais a simplement livré brut un aspect tactique totalement conjoncturel de son époque : lorsque dans une forêt vous voyez les cimes des arbres qui bougent, c’est que l’ennemi est en marche… Cette devise tactique du niveau groupe, au mieux section, devrait donc aujourd’hui ne plus présenter aucun intérêt.
Sauf que j’ai assez naturellement voulu m’en servir pour illustrer une idée plus générale. Il apparaît en effet tentant de vouloir prêter à cette citation une dimension supérieure à celle qu’elle avait à l’origine : « Lorsque les arbres remuent en grand nombre, l’ennemi avance. » s’entendrait ainsi en réalité comme « L’art du chef réside entre autre dans sa capacité à savoir distinguer, parmi toutes les informations qui lui parviennent, celles qui seules lui apporteront la juste compréhension de la situation. »
Comment dans ces conditions traiter tous ces propos terre-à-terre de Sun Tzu ? Les prendre strictement pour ce qu’ils sont, ou les extrapoler pour leur faire énoncer des idées censées mais que Sun Tzu n’avait pas voulu exprimer ? La tentation est en effet grande de vouloir trouver du génie dans chaque phrase de L’art de la guerre. Mais si Sun Tzu a effectivement été un précurseur et un visionnaire sur nombre de domaines, d’autres en revanche étaient réellement terre-à-terre et ne pouvaient donc légitimement prétendre à la postérité.
Attention, donc, à ne pas vouloir faire trop dire à Sun Tzu. Ou alors en connaissance de cause.
Ce type d’interprétations plus ou moins abusives est commun à tous les grands penseurs stratégiques. En effet, si on prend Clausewitz, de nombreuses polémiques ont vu le jour dans les années 1990-2000, aux Etats-Unis, où certains analystes, comme le docteur Jablonsky étaient accusés de défendre la RMA (revolution in military affairs) en adaptant, voire déformant, les principes clausewitziens comme la « trinité » pour illustrer leurs thèses stratégiques. En France, de la même façon, à l’occasion d’un colloque aux Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan en 2007, de nombreux chercheurs se sont exprimés sur l’opportunité de faire référence à Clausewitz pour étudier les nouvelles problématiques liées aux conflits asymétriques, aux armées professionnelles ou multinationales, au terrorisme et à la prolifération nucléaire. Il y a donc bien, et vous avez raison, la tentation d’utiliser les penseurs stratégiques tout en sortant certains de leurs préceptes du contexte dans lequel ils ont été écrits et ce, au risque de faire de lourds contresens…
Bonjour et merci pour ce nouveau billet,
J’ai le sentiment à vous lire depuis quelques semaines, que vous cherchez à comprendre pourquoi et comment il est possible d’appliquer des principes de la guerre que d’autres ont formulés.
Je comprend l’attrait magnétique que peut exercer Sun Tzu et votre réflexion souligne, à juste titre l’intérêt de replacer l’auteur dans son contexte.
Vous cherchez à nous faire saisir le lien profond entre les circonstances qui ont conduit à la rédaction de ce traité et les enseignements « exportables » de nos jours.
Je suis en profond désaccord avec cette approche. S’il est utile de connaître les circonstances et ainsi d’introduire une forme de relativité historique dans chacun des principes énoncés par Sun Tzu, je pense en revanche que vouloir à tout prix démontrer que l’on peut (ou ne peut pas) disséquer ce livre est stérile. Il en est de même pour la question :« est-il toujours brillant ?».
Si la stratégie est un art pour celui qui la pratique, elle est également une science. Or comme toutes les sciences, il faut se nourrir d’anciennes théories avant de poursuivre ou de concevoir un système radicalement opposé. L’histoire de la physique nous offre une très belle illustration de ce mécanisme de création et d’innovation théorique. J’ai donc le sentiment que vous cherchez, dans la lecture de SunTzu, un idéal absolu, une sorte de catalogue prêt à mâcher de solutions stratégiques. Je pense malheureusement que vous ne trouverez pas ce que vous cherchez, les lectures stratégiques n’ont pas vocation à vous offrir le « prêt à porter » auquel vous aspirez.
De même, est-il vraiment « utile » de disserter « sur l’opportunité de faire référence à Clausewitz pour étudier les nouvelles problématiques liées aux conflits asymétriques, aux armées professionnelles ou multinationales, au terrorisme et à la prolifération nucléaire » ?
Il est en revanche utile de forger son esprit en lisant ces classiques, mais tout l’art est d’en concevoir une pensée originale et non un patchwork de citations qui, comme vous le dites à juste titre, prises hors de leurs contexte n’ont que peu d’intérêt.
En définitive, lisons les classiques, intégrons leurs principes pour en concevoir de nouveaux et…cessons de les citer. C’est peut-être l’usage abusif de citations qui nous laisse à penser que « tout a déjà été écrit » et qu’il suffit de bien chercher pour trouver réponse à nos problèmes contemporains…
En guise de pied de nez conclusif, je vous livre cette citation de Von Moltke : « A la guerre l’ennemi a en général trois solutions et il choisit toujours la quatrième ! »
Cordialement,
Max
Bonjour.
Merci infiniment pour cette opinion à rebrousse-poil avec laquelle je suis paradoxalement totalement d’accord ! (depuis peu il est vrai…)
Les idées sont selon moi comme des mots. Comme le décrit George Orwell dans 1984 avec sa « novlangue », moins on a de vocabulaire et plus il est difficile d’avoir une pensée élaborée. En stratégie, les mots sont l’Histoire militaire, la connaissance des doctrines, l’étude des capacités de l’adversaire, bref la culture militaire. En théorie, il n’y a pas besoin de connaître les campagnes de Jules César pour être un grand stratège. Mais l’expérience montre que peu de grands stratèges ne connaissaient pas les campagnes de Jules César…
Je pense cependant qu’il faut se garder de sombrer dans l’extrémisme inverse du « rien n’est important car tout est important ». Certes, le général Poirier a confié que la lecture du Portrait de Monsieur Pouget avait joué un rôle décisif dans son itinéraire intellectuel (anecdote évoquée par Hervé Coutau-Bégarie dans son Traité de stratégie). Mais faut-il pour autant considérer l’ouvrage de Jean Guitton comme une lecture prioritaire de tout apprenti-stratège ?
Peut-être que le Napoléon de demain devra l’inspiration de sa manœuvre la plus géniale à la lecture d’un Oui-Oui, mais il me paraît raisonnable de penser que 99% du reste de ses actions (et même une partie de cette manœuvre-là) seront le fruit de sa construction mentale issue de l’étude de matières ayant un rapport direct avec le sujet concerné, ici la guerre.
Aussi, je maintiens ma position que la maxime de Sun Tzu « Lorsque les arbres remuent en grand nombre, l’ennemi avance » n’a guère d’importance. C’est bien de la connaître (il sera toujours préférable de tout savoir…), mais cette partie-là du traité de Sun Tzu ne me paraît pas devoir être considérée comme une référence prioritaire dans l’enseignement (la transmission ? l’éducation ?) de l’art militaire.
Et vous avez deux points de vue intéressants sur la façon d’étaler la confiture. Pour enseigner la stratégie, la conquête et la conservation du pouvoir, il me semble que la technique la plus amusante (et peut être la façon la plus sûre de s’attacher son auditoire) consiste à ne pas citer les grands penseurs mais plutôt les grands évènements. Une maxime résume bien l’enseignement qu’ont pu tirer les grands stratèges de leurs expériences réelles ou supposées. Mais ni Sun Tzu, ni Machiavel, ni Clausewitz ne citaient des auteurs, ils racontaient des histoires édifiantes pour leurs lecteurs… avides puisque nous sommes tous gourmands et gourmets. (c’est du moins cela que la postérité a retenu d’eux)
Bonjour,
Merci beaucoup d’avoir donné votre opinion, qui nourrit ce débat très intéressant sur ce qui fait qu’un grand stratège est devenu un grand stratège. Et, de façon plus réductrice, sur l’utilité de consacrer tant d’énergie à vouloir analyser le traité de Sun Tzu.
Certes, l’étude de l’Histoire militaire est importante. Mais je l’assimilerais à du vocabulaire. Plus on en a, mieux c’est. Cependant, il me paraît également important de bien savoir utiliser ces mots de vocabulaire, et pour cela une grammaire me paraît indispensable. Cette grammaire, c’est la théorie stratégique : Qu’est-ce que le renseignement ? Quelles sont ses composantes ? Qu’est-ce qu’un appui, une couverture ? Toutes ces idées-là doivent être, me semble-t-il, apprises « à l’école », c’est-à-dire par l’étude des traités stratégiques qui introduisent des notions, formalisent de nouvelles idées de manœuvre, priorisent les actions à mener. Pourvue de cette grammaire, l’étude de toute bataille devient alors plus productive : on peut y lire les problèmes de commandement, y voir l’oubli flagrant de la logistique ou déceler l’importance du maintien permanent de l’initiative qui a conduit à la victoire finale.
A moins d’être un génie. Et encore : à part Mao (mais il mentait), combien de génies militaires se sont réellement vantés de n’avoir jamais lu aucune livre de stratégie ?…
Donc oui, l’Histoire militaire est importante, mais non, elle n’est pas suffisante.
Quand on parle du loup…
Un article paru sur Internet Le 23 mars 2012, utilise justement la citation de Sun Tzu « Quand les arbres bougent, l’ennemi avance » : http://open.arkoon.net/aoc/blog/3-grands-themes-a-retenir-apres-rsa-conference-2012
Je viens de tomber sur un point de vue intéressant sur la question : celui du lieutenant-colonel Lucien Nachin, écrit en 1948 dans son avant-propos à Sun Tse et les anciens Chinois :
« Entendons bien que Sun Tse n’eut jamais la prétention d’apporter la recette du succès, ni d’apprendre à faire la guerre.
Il n’a pas tenté de mettre la victoire en équation, mais seulement de faire toucher du doigt l’extraordinaire variété des éléments qui interviennent dans un problème de guerre. Tout ce qu’il énonce est facile à comprendre, mais reste inassimilable pour quiconque n’a pas l’instinct de la lutte. En fait, l’analyse des éléments à combiner et l’appréciation de l’efficacité des moyens à mettre en œuvre constituent des spéculations qui peuvent, après coup, tenter les historiens, mais n’effleurent jamais la pensée d’un véritable homme de guerre. C’est l’intuition qui donne à ce dernier la perception directe de la réalité, telle qu’elle se présente à un moment donné et c’est le génie militaire qui suggère la solution la mieux appropriée, compromis inévitable entre des exigences contradictoires. « L’étude fait les savants, a dit Napoléon, la nature seule fait les grands capitaines. »
Mais cette intuition, ce génie ne prennent toute leur ampleur, n’acquièrent toute leur originalité et ne réalisent des combinaisons fructueuses que si l’intelligence dont le génie émane condense toute l’évolution sociale contemporaine, embrasse tous les problèmes et saisit toutes les relations.
Et c’est là ce que Sun Tse a voulu faire toucher du doigt à ses disciples lorsqu’il les invite à réfléchir longtemps à l’avance, à toujours observer, à concentrer leur pensée et à n’avoir jamais l’esprit en repos. Ces qualités sont si rares que Sun Tse ne s’abuse pas sur la fréquence de leur apparition, mais il a la sagesse de prémunir ses élèves contre deux défauts fréquents, nuisibles l’un et l’autre : l’imitation et la réaction. L’imitation conduit à ériger en système un ensemble de procédés qui, dans une circonstance déterminée, ont abouti aux résultats attendus.
Pratique fâcheuse, pense Sun Tse, car les circonstances ne sont jamais les mêmes, et ainsi le système joue toujours à faux. La réaction consiste à prendre le contre pied de ce qui se pratique sans peser si les usages adoptés ne correspondent pas à une certaine permanence des causes qui les ont engendrés. Prétention orgueilleuse, selon Sun Tse, que de méconnaître les enseignements des grands capitaines dont les hauts faits doivent rester un objet de constante méditation pour tous ceux qui veulent suivre les traces de ces illustres devanciers !
L’enseignement de Sun Tse est ainsi un perpétuel balancement entre des notions exactes mais contradictoires, des vérités expérimentales mais de sens contraire, des constatations justes mais qui s’opposent. »