Ce billet se donne pour objectif d’étudier la source de la formulation des préceptes de Sun Tzu : comment ces derniers sont-ils exprimés ? Sous la forme directe ou indirecte ? Nous allons voir que L’art de la guerre mélange allègrement les styles, sans grand souci de cohérence ni d’homogénéité.
Pour commencer, nous pouvons constater que chacun des treize chapitres commence par la phrase « Maître Sun a dit : ». Toutefois, il s’agit du seul endroit du traité où Sun Tzu se nomme directement, parlant de lui à la troisième personne.
A six endroits du traité, le « je » est employé pour annoncer un précepte, comme dans ces deux exemples :
« C’est pourquoi je dis : on peut connaître les moyens de la victoire sans nécessairement l’obtenir. » (chapitre 4)
« Si on me demande : « Que doit-on faire au cas où l’ennemi fond sur vous avec des troupes nombreuses et en bon ordre ? », je répondrai : « II suffit d’attaquer ce à quoi il tient, pour qu’il vous mange dans la main. » » (chapitre 11)
Dans les deux maximes présentées, l’injonction ou la pensée ne s’en trouve pas spécialement renforcée par cette utilisation de la première personne du singulier. En fait, rien ne justifie vraiment cet emploi. Il est néanmoins possible que Sun Tzu ne se désigne par lui-même lorsqu’il utilise le « je », mais se serve simplement de cette tournure comme d’un « il faut ».
A un endroit, unique, Sun Tzu parle même de lui pour évoquer ses propres exploits guerriers :
« C’est grâce à un dispositif déterminé que j’ai emporté une victoire que chacun a pu constater, mais le vulgaire n’y a vu que du feu. Car si n’importe qui est à même de connaître la manœuvre gagnante, nul ne peut remonter au processus qui m’a permis d’édifier la configuration victorieuse. » (chapitre 6)
Là encore, rien dans le texte ne justifie particulièrement l’emploi de cette évocation personnelle à cet endroit précis.
La première personne du singulier est également utilisée une cinquantaine d’autres fois à travers le traité, mais sans que l’on puisse toutefois certifier que Sun Tzu se désigne lui-même : il pourrait très bien s’agir d’une figure de style.
« L’ennemi est-il dispos, je le fatigue ; est-il repu, je l’affame ; est-il à l’arrêt, je le contrains au mouvement. Je surgis là où il ne peut m’atteindre, je le frappe à l’improviste. » (chapitre 6)
« C’est par ces considérations qu’il m’est possible de prévoir à coup sûr l’issue du combat. » (chapitre 1)
Un nous de modestie est même employé une fois :
« De notre point de vue, les effectifs des armées du Yue, toutes nombreuses qu’elles sont, ne sauraient peser d’aucune manière sur la décision. » (chapitre 6)
Le reste du temps, Sun Tzu utilise une palette de procédés pour énoncer ses préceptes. Il peut ainsi s’adresser directement à son lecteur par l’utilisation d’un impératif :
« Capable, passez pour incapable ; prêt au combat, ne le laissez pas voir. » (chapitre 1)
…ou préférer forme impersonnelle, par l’usage de l’infinitif :
« Etre victorieux dans tous les combats n’est pas le fin du fin ; soumettre l’ennemi sans croiser le fer, voilà le fin du fin. » (chapitre 3)
… ou de l’indicatif :
« Un général avisé s’emploie à vivre sur l’ennemi. » (chapitre 2)
De même, de nombreuses injonctions se font par l’utilisation de la troisième personne du singulier indéterminée :
« En règle générale, il est préférable de préserver un pays à le détruire, un corps d’armée à le détruire, un bataillon à le détruire, une escouade à la détruire, une brigade à la détruire. » (chapitre 3)
« Quand on pille une région, on répartit le butin entre ses hommes. » (chapitre 7)
… ou identifiées :
« La règle de l’art militaire veut qu’on encercle l’adversaire quand on dispose d’une supériorité de dix contre un. » (chapitre 3)
« Les ordonnances militaires[1] disent : « On a suppléé à la voix par le tambour et les cloches » » (chapitre 7)
« L’art de la guerre déconseille formellement de planter ses quartiers face à un lieu élevé » (chapitre 7)
« Les grands capitaines des temps jadis savaient si bien désorganiser l’ennemi que l’avant-garde et l’arrière-garde ne pouvaient se porter secours, le gros de ses troupes et ses détachements s’épauler, soldats et officiers s’entraider, inférieurs et supérieurs communiquer. » (chapitre 11)
A mi-chemin entre les deux formes précédentes, il arrive également que la source ne soit pas nommée, mais se révèle manifestement extérieure :
« C’est pourquoi il est dit : « Qui connaît l’autre et se connaît, en cent combats ne sera point défait ; qui ne connaît l’autre mais se connaît, sera vainqueur une fois sur deux ; qui ne connaît pas plus l’autre qu’il ne se connaît sera toujours défait. » » (chapitre 3)
« Autrefois, on considérait comme habiles ceux qui savaient vaincre sans péril. » (chapitre 4)
Que conclure de ce recensement ? Rien ! Il ne s’agit en effet que d’un choix de traducteur pour rendre de la façon la plus française possible une langue très elliptique. En chinois, très souvent le sujet n’est pas exprimé. Par exemple « yue » (曰, « dire »), signifie aussi bien « je dis », « il dit », « tu dis », « il est dit ». C’est le contexte qui permet de déterminer la bonne solution. En outre le chinois ne marquant pas la différence entre le singulier et le pluriel, les deux pronoms « wu » (吾) et « wo » (我), veulent aussi bien dire « je » que « nous ». On les trouve employés indifféremment dans L’art de la guerre, parfois même à deux lignes de distances. Le plus souvent il ne désigne pas Sun Tzu en particulier mais le point de vue de la personne agissante par opposition à l’ennemi, à l’autre désigné par le mot « bi » (彼).
Face à la frugalité de phrases composées de seulement deux ou trois caractères de chinois ancien, le traducteur est bien obligé de rajouter un important enrobage pour donner un sens compréhensible en langue moderne (voir à ce sujet notre billet Le choix du traducteur entre littérarité et littéralité). C’est ainsi que la comparaison avec les autres traductions françaises nous permet de constater que chacune des tournures que nous venons de recenser peut revêtir ailleurs une forme autre[3]. D’où nous concluons qu’il n’est rien possible de déduire de l’étude des tournures employées à partir d’une traduction française, celles-ci étant trop intimement liées aux choix du traducteur…
[1] Il est à noter que ce terme d’ « ordonnances militaires » est rendu très différemment selon les traducteurs :
- L’expérience (Jean-François Phélizon)
- Le Jun Zheng (Valérie Niquet)
- Le livre de la stratégie militaire (le groupe Denma et Alexis Lavis)
- De l’administration des forces armées (Tang Jialong et Samuel Griffith)
- Le Livre de l’administration militaire (James Trapp)
En fait, Sun Tzu faisait ici référence à un ouvrage militaire. Mais celui-ci est aujourd’hui disparu, et nous n’en avons plus aucune trace. Chaque traducteur tente donc de rendre ce passage comme il lui semble le plus judicieux. Il est toutefois très probable que ce passage est une inclusion dans le texte original d’un commentaire d’auteur ultérieur.
[2] Sun Tzu – s’il a existé -, n’a très probablement pas couché son traité d’un seul jet. Le texte dont nous disposons aujourd’hui est plus vraisemblablement le résultat d’un long processus de sédimentation d’une pensée stratégique : la composition se serait faite grâce au travail d’écriture, de sélection et de compilation de plusieurs auteurs différents qui pouvaient se rattacher à une même école de pensée : celle dite de « Maître Sun ». Pour plus de précision, voir notre billet De quand date le texte de L’art de la guerre que nous connaissons ?
[3] A titre d’exemple, nous allons donner à chaque fois trois tournures différentes pour chacune des citations nous ayant servi à illustrer l’utilisation de la première personne. Ainsi, pour l’emploi du « je » afin d’annoncer un précepte :
« C’est pourquoi je dis : on peut connaître les moyens de la victoire sans nécessairement l’obtenir. » (chapitre 4)
… à l’exception de Valérie Niquet, tous les autres traducteurs ont préféré utiliser la troisième personne du singulier :
« C’est pourquoi il est dit qu’il est possible de savoir comment vaincre, mais sans nécessairement vaincre pour autant. » (Samuel Griffith)
« Par conséquent, on dit que la victoire est prévisible, mais pas « artificielle ». » (Tang Jialong)
« C’est pourquoi l’on dit : « On peut savoir comment obtenir la victoire, mais celle-ci n’est jamais acquise d’avance. » » (Groupe Denma)
Lorsque Sun Tzu parle de lui pour évoquer ses propres exploits guerriers :
« C’est grâce à un dispositif déterminé que j’ai emporté une victoire que chacun a pu constater, mais le vulgaire n’y a vu que du feu. Car si n’importe qui est à même de connaître la manœuvre gagnante, nul ne peut remonter au processus qui m’a permis d’édifier la configuration victorieuse. » (chapitre 6)
… d’autres formulations peuvent être trouvées :
« Lorsque l’on remporte une victoire en s’adaptant aux circonstances, puis que l’on présente cette victoire à la foule, celle-ci ne peut comprendre. Tout le monde comprend les circonstances grâce auxquelles la victoire a été possible, mais personne ne comprend les principes qui ont permis la victoire. » (Valérie Niquet)
« Tout le monde constate que la victoire a été remportée grâce à des tactiques adaptées à la situation, mais nul n’est en mesure de les déceler. On connaît les moyens qui nous ont permis de gagner, mais on ignore comment ces moyens ont été mis en œuvre. » (Tang Jialong)
« Tout le monde constatera que des manœuvres appropriées ont conduit à la victoire, mais personne ne comprendra pourquoi. » (Jean-François Phelizon)
Avec la citation relative à l’usage de la première personne du singulier :
« L’ennemi est-il dispos, je le fatigue ; est-il repu, je l’affame ; est-il à l’arrêt, je le contrains au mouvement. Je surgis là où il ne peut m’atteindre, je le frappe à l’improviste. » (chapitre 6)
… on trouve également :
« Lorsque l’ennemi est en position de force, sachez l’entamer, lorsqu’il est bien nourri, l’affamer, lorsqu’il est au repos, le pousser à l’action. » (Samuel Griffith)
« Il faut épuiser un ennemi frais et dispos, affamer un ennemi bien nourri et disperser un ennemi stable. Lancez vos troupes là où l’ennemi ne vous attendait pas. » (Tang Jialong)
« Si l’ennemi prend ses aises, [le grand guerrier] l’éveille ; si l’ennemi a des provisions, il l’affame ; si l’ennemi s’arrête, il le force à bouger. Il est là où l’ennemi a du mal à se défendre et lance des attaques éclair à l’improviste. » (James Trapp)
Enfin, concernant l’utilisation du nous de modestie :
« De notre point de vue, les effectifs des armées du Yue, toutes nombreuses qu’elles sont, ne sauraient peser d’aucune manière sur la décision. » (chapitre 6)
… Jean Lévi est le seul à y recourir :
« Je me demande si la supériorité numérique des troupes de l’Etat de Yue peut les aider à vaincre. » (Tang Jialong)
« A supposer que l’ennemi soit numériquement supérieur, rien ne prouve qu’il va me battre. » (Jean-François Phelizon)
« D’après moi, l’armée de Yue est plus nombreuse que la nôtre, mais cet avantage ne leur apportera certes pas la victoire ! » (James Trapp)
« L’art est la raison de l’oeuvre » selon saint Thomas d’Aquin.
Le secret de l’art de la guerre c’est sa fonction sacrificielle. Comme tout sacrifice ce qui est visé est la cohésion du groupe qui fait la guerre. Bien entendu tous les groupes qui ont perduré… font la guerre.
Tous ? Disons que la proposition originale de Jésus de Nazareth est d’arrêter la guerre. Cf. les évangiles pour de plus amples informations.