Si en 1971 l’Impensé radical sortait sa version remaniée des Treize articles, ce n’est que l’année suivante que fut tiré le véritable coup de semonce du grand retour de Sun Tzu en France.
Il faudra en effet attendre 1972, soit exactement 200 ans après le père Amiot, pour voir véritablement renaître Sun Tzu avec la publication en français de la traduction anglaise de 1963 du général américain Samuel B. Griffith. Traduite par Francis Wang, cette version fera longtemps référence à un moment où Sun Tzu était redécouvert en Occident, notamment à travers l’étude de Mao Zedong et des guerres révolutionnaires ; en outre, le célèbre stratégiste Liddell Hart avait présenté ce traité comme l’alternative à l’impasse dans lequel le jusqu’au-boutisme clausewitzien risquait d’entraîner le monde en cette période de guerre froide[1].
Pourquoi cette traduction connu-t-elle le succès, et pas celle de l’Impensé radical parue un an plus tôt ? Probablement parce que la diffusion en fut bien plus large, de par la puissance et la visibilité des éditions Flammarion. Mieux traduit, le traité présentait en outre plus de subtilités intéressantes et intelligibles que la version, même remaniée, du père Amiot. Enfin, il est possible que le statut de « général américain du corps des Marines » de Samuel Griffith ait contribué à séduire le lectorat militaire français, d’autant plus que la traduction était élogieusement préfacée par Liddell Hart.
L’ouvrage incorporait directement dans le texte une sélection de commentaires des dix grands glossateurs classiques de Sun Tzu. Cependant, la présentation qui ne faisait pas de distinction bien marquée entre le texte de Sun Tzu et celui des commentateurs, a emmené beaucoup de lecteurs pressés à croire que tout l’ensemble des propos était de Sun Tzu, donnant une impression de verbiage d’où il était difficile de défricher une pensée intéressante[2]. La nouvelle traduction de Griffith, assurée par Jeanne Glaubauf et parue en 2006 aux éditions Evergreen, est à cet égard bien plus compréhensible.
A partir de 1978, la sortie de la traduction de Samuel Griffith en éditions de poche et sa très large diffusion par les éditions Flammarion marqua définitivement le début de la popularisation de Sun Tzu. Le titre de « L’art de la guerre » s’imposa, tout comme l’orthographe « Sun Tzu ». L’ouvrage changea de couverture en 1983 et 2008 sans aucune autre modification.
Dans les années 70 et 80, le traité de Sun Tzu fut très lu dans les milieux radicaux et contestataires. La publication des Treize articles par l’impensé radical en est d’ailleurs le premier indice. Il était par exemple considéré comme le livre de chevet de Guy Debord[3]. C’est ainsi que son Commentaires sur la société du spectacle, paru en 1988, commençait par une citation issue de la version de L’impensé radical :
« Quelque critiques que puissent être la situation et les circonstances où vous vous trouvez, ne désespérez de rien ; c’est dans les occasions où tout est à craindre qu’il ne faut rien craindre ; c’est lorsqu’on est environné de tous les dangers qu’il n’en faut redouter aucun ; c’est lorsqu’on est sans aucune ressource qu’il faut compter sur toutes ; c’est lorsqu’on est surpris qu’il faut surprendre l’ennemi lui-même. » (chapitre 11)
Philippe Sollers plaçait également parfois des références à Sun Tzu dans ses articles pour la revue littéraire d’avant-garde Tel quel. Son roman Portrait du joueur paru en 1984 commence d’ailleurs par une citation tirée des Treize articles de L’impensé radical :
« Attaquez à découvert, mais soyez vainqueur en secret… Le grand jour et les ténèbres, l’apparent et le caché: voilà tout l’art. » (chapitre 5)
Même si cela se fait de façon plus rare, il est à noter qu’aujourd’hui encore L’art de la guerre continue d’être cité dans les milieux radicaux[4].
[1] En 1962 était paru chez Plon, sous le titre Histoire mondiale de la stratégie, la traduction faite par le général Lucien Poirier du Strategy de B. H. Liddell Hart.
[2] Nous avons personnellement rencontré de nombreux officiers qui avaient lu dans leur passé la version de Griffith et n’avaient pas perçu cette distinction entre texte original et commentaires.
[3] Guy Debord (1931-1994) était un écrivain, essayiste, cinéaste et révolutionnaire français, entre autre auteur de La société du spectacle. Jean Zin, autre grand contestataire, renversait d’ailleurs la situation en présentant Sun Tzu comme le « Guy Debord chinois »… (http://jeanzin.fr/wp-content/uploads/ecorevo/politic/liensdeb.htm)
[4] A titre d’exemple, nous pouvons citer le blog Eschaton, « Blog de promotion de la doctrine sociale catholique et de résistance au mondialisme », qui, dans un billet daté du 15 Novembre 2009, reprenait les propos d’une conférence donnée par Pascal Bernardin à l’université d’été de renaissance catholique en 1997 au sujet des révolutions :
« […] C’est enfin l’application des idées de Sun Tse, le stratège chinois qui figurait naguère au programme des académies militaires du bloc de l’Est, et qui a développé une pensée extrêmement profonde. La pensée de Sun Tse, la pensée militaire chinoise, qui s’inspire du taoïsme, refuse elle aussi les techniques contraignantes pour utiliser simplement la notion de potentiel de situation. Sa méthode consiste à modifier le potentiel de situation pour modifier sa situation. […] Nous sommes là en plein cœur du sujet, car une révolution éthique, c’est une révolution qui modifie le potentiel de situation. Il n’est pas nécessaire de procéder à une révolution économique une fois la révolution éthique effectuée ni de procéder à une révolution sociale, si l’on a modifié les valeurs éthiques. Tout le reste suit naturellement, on a modifié le potentiel de situation pour arriver aux objectifs souhaités. Cette idée est très profondément révolutionnaire. Elle a été systématisée par la perestroïka. La perestroïka a puisé à de très nombreuses sources et en particulier dans la pensée de Sun Tse : plutôt que d’essayer de contraindre par le plan comme on le faisait, plutôt que d’agir, on a provoqué une transformation silencieuse en modifiant la structure institutionnelle, la structure éthique, en modifiant la société dans sa superstructure (culturelle) et non dans son infrastructure (les gardiens de l’orthodoxie soviétique ne l’auraient pas permis). »