La tentation du système monolithique

Sun Tzu et Moïse : même combat ?

Sun Tzu et Moïse : même combat ?

Peut-on considérer L’art de la guerre comme un simple catalogue de maximes, ou s’agit-il d’un système complet et indissociable dont la cohérence globale repose sur la mise en œuvre de la totalité des règles, excluant tout picorement de préceptes ?

Force est en premier lieu de constater que l’utilisation commune du traité de Sun Tzu consiste à y piocher la citation à même d’illustrer un propos. Le panel est en général d’ailleurs relativement réduit : « Qui connaît l’autre et se connaît, en cent combats ne sera point défait », « Remporter cent victoires après cent batailles n’est pas le plus habile ; le plus habile consiste à vaincre l’ennemi sans combat », sans oublier au passage quelques citations apocryphes !

Sans nécessairement qu’il soit question de malhonnêteté intellectuelle, ne pas considérer le système suntzéen comme un tout peut conduire à une méprise sur le sens véritable d’une maxime. Par exemple :

« La prévision [du déroulement de la bataille] n’est pas tirée de l’analogie avec le passé […]. Elle provient uniquement des renseignements obtenus auprès de ceux qui connaissent la situation de l’adversaire. » (chapitre 13)

Cette citation pourrait être interprétée comme un rejet de l’histoire militaire, ou, tout au moins, de l’érudition pédante des historiens prompts à donner des conseils aux guerriers. Le contexte immédiat de la phrase, qui n’a guère de rapport, ne contredirait d’ailleurs pas cette interprétation :

« Un prince avisé et un brillant capitaine sortent toujours victorieux de leurs campagnes et se couvrent d’une gloire qui éclipse leurs rivaux grâce à leur capacité de prévision. Or la prévision ne vient ni des esprits ni des dieux ; elle n’est pas tirée de l’analogie avec le passé pas plus qu’elle n’est le fruit des conjectures. Elle provient uniquement des renseignements obtenus auprès de ceux qui connaissent la situation de l’adversaire. Il existe cinq sortes d’agents. » (s’ensuit la description des différentes sortes d’agents secrets)

L’explication selon laquelle la référence à l’histoire militaire serait de peu d’utilité au chef de guerre pourrait donc être la bonne.

Or ce que voulait souligner ici Sun Tzu, au regard de la philosophie de l’ensemble de ses autres propos, est qu’il ne faut pas croire que l’on sait comment réagir à une situation sous prétexte que celle-ci semble s’être déjà produite par le passé : chaque situation est en réalité nouvelle, et il est ainsi impératif de toujours faire l’effort de recréer une solution différente des précédentes.

« Un général ne cherche pas à rééditer ses exploits, mais s’emploie à répondre par son dispositif à l’infinie variété des circonstances. » (chapitre 6)

Confirmation de cette interprétation, Sun Tzu fait lui-même usage de l’histoire militaire dans son traité :

« Les Yin durent leur triomphe à la présence de Yi Yin à la cour des Hsia, les Tcheou à celle de Liu Ya chez les Yin. » (chapitre 13)

Il lui serait donc malavisé d’en proscrire l’étude…

L’exemple précédent (et tous ceux présentés dans le billet Peut-on trouver tout et son contraire ?) rendrait tentant de se montrer intransigeant vis-à-vis des velléités de découpage de L’art de la guerre, afin ne pas risquer de compromettre sa cohérence interne (tel précepte pourrait ne plus avoir d’efficacité si mis en œuvre sans tel autre).

Ce dépeçage maxime par maxime est incité par les exégèses juxtalinéaires[1] qui rendent la lecture certes plus facile mais induisent une vision collée au texte. Elles sont tentantes pour le lecteur pressé, mais ne peuvent réellement prétendre atteindre à elles seules l’essence de Sun Tzu. Le principe du libre-service de citations est en outre très pratiqué par les Anglo-Saxons, friands de ce type de découpage d’une œuvre par morceaux, où chaque précepte est étudié séparément et se voit illustré d’une « preuve » de sa pertinence prise dans l’immense catalogue de l’histoire militaire.

Cette façon de faire, assez facile pour un historien militaire, risque de dévoyer la pensée réelle de Sun Tzu en interprétant ses propos d’une manière dévoyée.

Avant d’aller plus avant, nous pouvons constater qu’aucune armée régulière n’a jamais réellement appliqué la pensée suntzéenne dans sa globalité (le cas pourrait toutefois être discuté pour les guérillas). Pas même en Chine. Et cela n’a rien d’étonnant : de nombreux aspects (comme le fait qu’elle implique une manœuvre en réaction) la rendent irrecevable pour les canons des méthodes militaires de planification modernes.

Si l’enseignement de Sun Tzu était encore militairement d’actualité, il ne parait en revanche pas réellement applicable. L’exemple de Tchang Kaï-chek[2], étudié par Laurent Long[3], semble à ce sujet frappant : le « généralissime » était très bon connaisseur de Sun Tzu ; il le citait facilement et le commentait fréquemment lorsqu’une une situation militaire lui était présentée. Pourtant, lorsqu’il fut réellement en situation d’appliquer ses principes, il en prit quasiment chaque fois le contrepied ! La campagne militaire qui faillit sceller le sort du Parti communiste chinois fut d’ailleurs menée dans la plus pure tradition allemande, grâce aux moyens directs d’une concentration massive de puissance de feu et de fortifications… Le stratégiste britannique Liddell Hart donne une explication de ce phénomène à travers une anecdote personnelle[4] :

En pleine Seconde Guerre mondiale, je reçus plusieurs fois la visite de l’Attaché militaire chinois, élève de Tchang Kaï-chek. Il me dit que mes livres et ceux du général Fuller étaient les principaux manuels utilisés dans les écoles militaires chinoises. Je lui demandai alors : « Et Sun Tzu ? » Il répondit que, si Sun Tzu était vénéré comme un classique, la plupart des jeunes officiers le considéraient comme périmé et par conséquent ne valait guère la peine d’être étudié en ce qui concernait les armes modernes.

Dans le même esprit, il est pour le moins paradoxal de constater que c’est du temps de l’écriture d’apophtegmes tels « Remporter cent victoires après cent batailles n’est pas le plus habile. Le plus habile consiste à vaincre l’ennemi sans combat » (chapitre 3) qu’eurent lieu les conflits les plus sanglants de toute l’histoire de la Chine. A l’issue d’une campagne du temps des Royaumes combattants, les pertes pouvaient se compter par centaines de milliers de morts. Lors de la bataille de Changping qui opposa en 260 av. J.-C. l’État du Qin à celui du Zhao, le Qin aurait perdu 250 000 soldats (sur 500 000) et le Zhao 450 000 (sur 650 000)[5]… Au fond, le traité de Sun Tzu ne décrit pas les campagnes de son temps, mais leur oppose une guerre idéale.

Alors : le système de Sun Tzu pris dans sa globalité est-il réellement applicable ?…


[1] En français, cela concerne pour les commentateurs chinois les traductions de Samuel Griffith (éditions Flammarion, 1972, ou éditions Evergreen, 2006), Valérie Niquet et Jean Lévi, pour les commentateurs américains la traduction du groupe Denma et pour les commentateurs français Gabriel Lechevallier.

[2] Chang Kaï-chek (1887-1975), Jiǎng Jièshí en pinyin, fut un chef militaire et homme politique chinois. Président de la « première République chinoise » dès 1928, sa défaite face à Mao Zedong le fit se replier en 1949 sur Taïwan où il resta, jusqu’à sa mort, président de la « République de Chine » à Taïwan.

[3] Laurent Long, Les sept classiques militaires dans la pensée stratégique chinoise contemporaine, Atelier national de reproduction des thèses, Lille, 1998.

[4] Liddell Hart, Avant-propos de L’art de la guerre de Sun Tzu traduit par Samuel Griffith (traduction française de Francis Wang), éditions Flammarion, Paris, 2000.

[5] Les chiffres énoncés sont probablement exagérés mais témoignent toutefois de l’importance de la boucherie.

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