Dans un texte militaire « classique » comme celui de Guibert ou de Clausewitz, le traitement d’un concept s’étend sur plusieurs pages, voire plusieurs chapitres, avec force explications et exemples historiques illustrant le bien-fondé du propos. A contrario, L’art de la guerre livre ses injonctions de façon lapidaire.
« Le bon général ne s’attarde pas en terrain isolé, monte des plans là où il risque l’encerclement et livre combat sur les terres mortelles. » (chapitre 8)
Si Sun Tzu justifie la plupart du temps le pourquoi de ses préceptes, l’explication s’avère tout aussi succincte :
« On a suppléé à la voix par le tambour et les cloches ; à l’œil par les étendards et les guidons. Signaux sonores et visuels étant perçus par tous, ils permettent de souder les mouvements des troupes en un seul corps, si bien que les braves ne se ruent pas seuls à l’assaut sans en avoir reçu l’ordre et les pleutres ne battent pas en retraite de leur propre initiative. Tel est le moyen de faire manœuvrer de larges masses. C’est pourquoi, la nuit, on utilise de préférence les feux et les tambours, et, le jour, les bannières et les drapeaux ; cela afin de s’adapter au mieux aux facultés visuelles et auditives. » (chapitre 7)
Dans ce paragraphe, Sun Tzu énonce qu’il faut transmettre les ordres aux troupes au moyen de signaux sonores et visuels, en en donnant la raison.
La concision du propos entraine d’ailleurs parfois qu’injonctions et explications se révèlent fortement entremêlées :
« S’il ne sait où je vais porter l’offensive, l’ennemi est obligé de se défendre sur tous les fronts. Alors qu’il a éparpillé ses forces en de multiples points, je concentre les miennes sur quelques-uns, de sorte que je ne rencontre jamais que de faibles troupes. » (chapitre 6)
Il arrive néanmoins que Sun Tzu ne livre pas le pourquoi de ses injonctions :
« J’ai peu confiance dans ces subterfuges consistant à entraver les chevaux et à enterrer les roues des chars » (chapitre 11)
Nulle part dans le chapitre, Sun Tzu ne développe pas la raison de cette méfiance.
Toutefois, même si l’explication n’est pas présente immédiatement à proximité de l’injonction, la compréhension globale du traité permet en général de remonter le cheminement logique ayant conduit Sun Tzu à tenir ces propos. Il est très rare que l’on en arrive à douter de l’intention réelle du stratège chinois. Cela se produit pourtant à quelques endroits, nous plongeant dans l’incertitude sur la ligne qu’aurait souhaité suivre Sun Tzu. Nous en faisons état dans des billets comme Des alliances ou Mettre ses hommes dans une situation désespérée : un précepte apocryphe ? ; ou encore lorsque nous constatons que L’art de la guerre enjoint de retourner la force de l’adversaire contre lui (cf. notre billet Sun Tzu faisait-il de l’aïkido ?), mais également d’empêcher ce même adversaire de porter ses coups (cf. notre billet Combattre l’ennemi dans ses plans).
Enfin, Sun Tzu expose parfois des idées trop vagues pour être directement applicables. C’est le reproche que faisait déjà le marquis de Puységur en 1773, un an après la publication de la traduction du père Amiot, regrettant que Sun Tzu livre des injonctions certes cohérentes, mais sans en livrer les modalités d’application. Par exemple, en réaction à l’affirmation que « ceux qui gouvernent les troupes doivent maîtriser l’art de faire mouvoir à leur gré les ennemis » (chapitre 3, traduction du père Amiot), le marquis de Puységur reprochait : « Certes, c’est là sans doute le sublime d’un général. Mais [Sun-tse] ne nous enseigne pas bien clairement ce moyen de faire vouloir à l’ennemi ce qu’on désirerait de lui. »[1]
En faisant l’effort de véritablement comprendre la pensée de Sun Tzu grâce à la lecture de son traité, il deviendra alors possible d’aborder tout problème en se posant la question : « Qu’est-ce que Sun Tzu aurait fait à ma place ? ».
[1] Marquis de Puységur in Saint-Maurice de Saint-Leu, Etat actuel de l’art et de la science militaire à la Chine, 1773, p. 51.