Sun Tzu peut-il être disséqué ?

Quelle carte Sun Tzu allez-vous jouer aujourd’hui ?

Est-il acceptable de n’appliquer qu’une sélection des principes exposés dans L’art de la guerre ?
Nous pensons qu’une telle posture, si elle est bien sûr techniquement tout à fait réalisable et si elle correspond même à celle que l’on rencontre dans la quasi-totalité des situations, ne peut en revanche pas se revendiquer être une véritable application de l’enseignement de Sun Tzu.

En effet, mettre en pratique la doctrine exposée dans L’art de la guerre, revient, comme pour n’importe quelle autre doctrine, à adhérer complètement à l’intégralité du système. Cela ne peut signifier faire son marché en fonction du problème à résoudre, en sélectionnant les commandements que l’on va appliquer et ceux que l’on va prudemment laisser de côté. On ne se revendique pas d’une idéologie simplement parce que l’on est en phase avec l’un de ses thèmes. Encore moins si c’est de façon circonstancielle.

Bien sûr, les préceptes de L’art de la guerre peuvent être mis en œuvre indépendamment les uns des autres. Mais ce n’est pas parce que l’on a une cellule J2 (renseignement) dans un état-major que l’on fait du Sun Tzu ! Penser Sun Tzu, agir Sun Tzu, c’est appliquer tout son système, dans tout ce qu’il a de plus difficile à définir (comme nous l’avions évoqué dans le billet Sun Tzu est-il encore d’actualité ? paru sur la plateforme Alliance Géostratégique).

Les anglo-saxons sont à ce sujet des pousse-au-crime en ce qu’ils se révèlent très friands de ce type de découpage d’une œuvre par morceaux, où chaque précepte est étudié séparément et se voit illustré d’une « preuve » de sa pertinence prise dans l’immense catalogue de l’histoire militaire. Cette façon de faire, assez facile pour un historien militaire, donne l’impression que chaque injonction a du sens prise indépendamment, alors que la pensée transmise est globale et pourrait très bien aboutir à des préceptes complètement opposés dans un contexte donné.

Mais en considérant qu’« appliquer Sun Tzu » signifie « appliquer sa doctrine dans sa totalité », nous constatons qu’aucune armée régulière n’a jamais réellement appliqué cette pensée (le cas pourrait toutefois être discuté pour les guérillas). Pas même en Chine. Et cela n’a rien d’étonnant : comme nous l’avions évoqué dans notre précédent billet, De l’inapplicabilité de Sun Tzu, de nombreux aspects (comme le fait qu’elle implique une manœuvre en réaction) la rendent irrecevable pour les canons de nos méthodes de planification modernes (MPO, GOP et autres COPD).

Toutefois, comme nous le concluions dans notre article Une approche holistique de Sun Tzu est-elle possible ?, paru dans la Revue Défense Nationale de décembre 2011, ce scénario pourrait peut-être un jour survenir. Pourquoi en effet ne pas imaginer que la Chine, suite à une défaite militaire magistrale et traumatisante, décide un jour de se recentrer sur ce qu’elle pourrait estimer être ses vraies valeurs guerrières : Sun Tzu ?…

En attendant ce jour, nous continuerons d’affirmer que Sun Tzu reste inapplicable…

Source de l’image : Photo de l’auteur

6 réflexions sur « Sun Tzu peut-il être disséqué ? »

  1. J’avoue me poser des questions quant au billet que je viens d’écrire : mes propos ne sont-ils pas trop radicaux ? Est-ce que ma position vis-à-vis de l’enseignement de Sun Tzu n’est pas trop extrémiste ?
    Le risque existe en effet que, connaissant de plus en plus mon sujet, j’en devienne un ayatollah.
    En fait, le problème évoqué n’est en rien spécifique à Sun Tzu mais concerne tous les systèmes. Pour prendre un exemple sulfureux -la religion, peut-on réellement se réclamer catholique lorsque l’on n’adhère pas complètement au credo (« Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre ; etc. ») ?
    Ou alors fais-je fausse route, et peut-on effectivement se revendiquer d’un système cohérent même si l’on en rejette certains pans ?
    Vous l’avez compris, je doute.
    Tout retour est le bienvenu !

  2. Il est effectivement difficile de vouloir appliquer un penseur de la guerre en n’adhérant pas à tout son système. Néanmoins, je pense qu’il existe un juste milieu à l’instar de la methode d’élaboration d’une décision opérationnelle dans laquelle il faut analyser la lettre et l’esprit de la mission. Aussi, si on connaît la culture du stratège, le contexte dans lequel il a écrit son ouvrage, les lectures ou les mentors qui ont influencé sa réflexion mais aussi l’adversaire potentiel qu’il se préparait à vaincre, on peut extraire des principes universels et des enseignements perennes au milieu des préceptes et des citations. A ce titre, le travail remarquable de Bruno Colson dans son livre « Napoléon, de la guerre » (éditions Perrin, 2011) démontre que l’on peut formaliser la pensée d’un génie militaire en puisant dans ses mémoires, sa correspondance, les témoignages de ses officiers et finalement sortir de la simple application des maximes répandues dans la littérature.

  3. Merci beaucoup pour cette contribution.
    Mais « juste milieu », c’est quand même un peu vague… Donc c’est oui ? Oui les préceptes peuvent être pris indépendamment les uns des autres et continuer à se revendiquer être une application du système de Sun Tzu ?
    La référence à Bruno Colson m’a fait repenser à son article La culture stratégique française. En voici un extrait :

    Tentation du dogmatisme et « doctrine du réel »
    […]
    Le général de Gaulle, dans Le fil de l’épée, a souligné les faiblesses d’une pensée militaire trop teintée de rationalisme :
    « Il semble que l’esprit militaire français répugne à reconnaître à l’action de guerre le caractère essentiellement empirique qu’elle doit revêtir. Il s’efforce sans cesse de construire une doctrine qui lui permette, a priori, d’orienter l’action et d’en concevoir la forme, sans tenir compte des circonstances qui devraient en être la base. […] Sans doute, l’esprit français y est-il plus particulièrement porté par son goût prononcé de l’abstraction et du système, son culte de l’absolu et du catégorique qui lui assurent de clairs avantages dans l’ordre de la spéculation, mais l’exposent à l’erreur dans l’ordre de l’action. »
    […]
    La culture stratégique française peut heureusement trouver en elle-même l’antidote : ce que le général de Gaulle appelle la « doctrine du réel ».
    Avant 1914, le colonel Pétain avait souligné le danger d’arrêter a priori la forme de toute action de guerre. Sa conduite dans la Grande Guerre correspondra à sa désapprobation des conceptions absolues. Pour de Gaulle, il y a là une autre tradition, beaucoup plus saine, de la pensée militaire française. Il souligne le refus du dogmatisme chez le maréchal de Saxe, chez Napoléon, Marmont, Bugeaud, Foch. Ce dernier, qui fut un si grand modèle pour de Gaulle, a bien synthétisé une certaine culture stratégique française. Depuis qu’Edward Luttwak a souligné le caractère paradoxal de toute bonne stratégie, il est peut-être plus aisé de comprendre le « paradoxe fochien » : « un mélange de généralisations métaphysiques abstraites, presque abstruses, avec un bon sens réduit à son principe le plus élémentaire, et une indépendance par rapport aux solutions toutes faites ». Un juste équilibre, bien français dirons-nous, de rationalisme et d’empirisme.
    […]
    C’est mon idée fondamentale : il ne faut jamais, pour assurer la sécurité d’un pays, se fonder sur un seul raisonnement, parce que l’histoire est plus imaginative et plus fertile qu’on ne le pense. Quand nous regardons notre histoire militaire des soixante-dix dernières années, nous voyons que les raisonnements qui étaient à la base de nos systèmes de défense ont toujours été contournés (…) Il faut être capable de faire face à la diversité des situations de défense. Donc, priorité à l’arme de dissuasion et, en même temps, équipement de nos forces terrestres, maritimes et aériennes pour être capables de faire face à la diversité des situations de défense.

  4. Pour alimenter cette réflexion, voici une extrait de la thèse de Laurent Long intitulée Les sept classiques militaires dans la pensée stratégique chinoise contemporaine (pg. 235 à 238). L’auteur y estime que la notion de « système » est une vision que les Occidentaux veulent à tout prix plaquer sur un texte qui n’a à l’origine pas cette ambition. L’extrait est un peu long mais vaut la peine d’être lu dans son intégralité :

    Dans ce contexte où les Classiques [sous-entendu : les « classiques militaires chinois », dont L’art de la guerre est un des piliers] sont cultivés pour leur aspect concret […], les analystes de la question pourraient être tentés de parler de « doctrine stratégique ». L’idée serait séduisante [car elle permettrait d’assimiler les Classiques] à des principes contraignants dont la connaissance permettrait de prévoir – pour ainsi dire à coup sûr – les réactions et les comportements des armées, des diplomates ou des commerçants des pays qui en font leurs références stratégiques. Les Occidentaux se sont habitués, depuis les Grecs et le christianisme, à rechercher un système d’explication complète du monde, et à envisager l’action à partir de principes conçus comme immuables et éternels, beaux et bons, pouvant inspirer les conduites de manière constante et absolue. Dans le domaine militaire, cette disposition, se voulant guidée par la raison, cherche à donner une réponse déterminée à une menace précise.
    […]
    Peut-on alors dire que les Chinois d’aujourd’hui, marqués par une approche toute différente de la chose militaire, envisagent les Classiques comme une doctrine militaire au sens où on l’entend d’ordinaire ?
    Tout d’abord, la pensée chinoise n’a jamais conçu de vérités transcendantes et immuables. Le monde est perçu en mutation perpétuelle, en évolution. La morale et la politique se fondent sur l’observation des hommes, non sur les décrets divins. Une telle tournure d’esprit ne prédispose pas à l’élaboration de dogmes ni à la spéculation, mais au contraire à la recherche de méthodes, de moyens, de recettes servant un but concret.
    Les Classiques eux-mêmes […] se défendent de représenter une doctrine. Ils ne se préoccupent pas de définir la guerre, ni de son aspect juste ou injuste; ils donnent les moyens de soumettre les Etats et de gagner les batailles. S’ils soulignent la nécessité de la planification des opérations et donnent quelques clés d’analyse, ils s’insurgent contre tous les obstacles intellectuels à la prise en compte des circonstances et soulignent l’inconstance des situations : Une armée peut être comparée à l’eau; de même que celle-ci évite les hauteurs pour se précipiter vers les vallées, une armée fuit les points forts de l’ennemi pour s’attaquer à ses faiblesses. L’eau coule en s’adaptant au terrain, une armée triomphe en se conformant à la disposition de l’ennemi. Ainsi, à la guerre, il n’est pas de situation constante, tout comme l’eau ne garde pas sa forme. « Celui-là qui remporte la victoire en sachant profiter des manœuvres adverses possède un art réellement divin. » (Sun Tzu, chapitre 6)
    […]
    On objectera que les commentateurs actuels, les écoles militaires usent à propos des Classiques de vocables à connotations scientifiques d’origine marxiste et vraisemblablement soviétique, laissant penser qu’ils les traitent comme un corps de doctrine. On parle en effet de « sciences militaires » de « théorie ». Mais, si les auteurs expriment un jugement très positif sur la valeur des ouvrages de stratégie de l’Antiquité et recommandent leur lecture, ils mettent en garde contre le « dogmatisme », un emploi mécanique de leurs principes.
    L’étude des Classiques entend l’analyse et la critique, la création et le développement d’une pensée stratégique pour aujourd’hui. Il faut adapter l’application des anciens traités militaires aux mutations de la situation actuelle. On ne saurait aborder ces textes comme ceux de nos doctrines nucléaires, de celles sur le commandement, l’organisation de l’Armée, l’emploi combiné des hélicoptères, des blindés et des missiles à courte portée. Ils constituent des sources importantes et estimées des idées dans le monde sinisé susceptibles d’inspirer la politique, la diplomatie, la guerre et le commerce de pays qui comptent. Dans la mesure où nombre de leurs principes, et leur substrat philosophique différent assez de ce qui est reçu en Occident, leur étude approfondie n’en est que plus nécessaire.

  5. Bonsoir,

    La tournure du débat m’incite à réagir. Je pense qu’une partie du problème réside dans l’emploi abusif de termes qui selon que l’on soit chercheur, historien, politique ou militaire ne représentent pas la même réalité. Ainsi, refuser l’effort intellectuel d’une pensée stratégique sous le prétexte qu’à la guerre « les circonstances sont tout » (Napoléon) est pour le moins paradoxal. D’ailleurs, les chefs militaires que vous citez, qui se réfèrent à ce principe, Napoléon ou de Gaulle, en sont un parfait contre-exemple, car avant d’en arriver à formuler ce « principe », ils avaient tous produit un effort intellectuel certain.
    Par ailleurs, je ne pense pas que la pensée stratégique doive nécessairement produire des dogmes, ni rechercher des vérités immuables et transcendantes. Je pense qu’il est plutôt question de « mettre l’esprit en mouvement » et de dégager des « principes » qui n’ont rien d’immuables. Pour éviter le piège de la confusion entre « principe » et « dogme », rappelons les propos du professeur Coutau-Bégarie : « En réalité, les principes à la guerre n’ont la valeur féconde d’un principe que pour ceux qui les ont dégagés, ou retrouvés eux-mêmes au cours de leur travail personnel. » En définitive l’essentiel n’est pas de trouver des principes mais bien de les chercher. Ainsi, je pense que nier la possibilité de « disséquer » Sun Tzu (comme vous semblez le dire), c’est refuser aux générations actuelles et futures le droit de mettre l’esprit en mouvement afin justement de dégager de nouveaux principes ou d’en redécouvrir. Il n’est pas ici question de se soumettre à une école de pensée qui n’a pas de sens aujourd’hui car totalement anachronique mais d’aller chercher chez Sun Tzu comme chez les autres matière à notre réflexion.
    Cordialement
    Max

  6. Je reconnais la pertinence de l’argumentation.
    Tout comme la nécessité de se retourner vers Hervé Coutau-Bégarie pour consulter l’avis du « maître » sur la question. Le stratégiste –comme il se définit lui-même- revient en effet à de très nombreuses reprises dans son Traité de stratégie sur les limites à fixer aux recettes fournies par tous les traités militaires. En relisant ses chapitres « La stratégie en tant que science », « La pensée chinoise » et surtout « La stratégie en tant que méthode » (un chapitre de près de 100 pages !…), il apparaît que la notion de système complet, si elle peut effectivement avoir du sens, ne peut être réellement appliquée. Aucun stratège n’a en effet jamais strictement mis en œuvre un système qu’on lui aurait enseigné : il recrée toujours son propre système à partir de ses enseignements, ses lectures, ses expériences, son génie et de multiples autres facteurs sans rapport direct.

    J’en viens donc à changer mon fusil d’épaule et à revenir sur le rigorisme dont j’ai pu faire part dans le billet. Et j’en conclue (provisoirement ?…) :

    L’art de la guerre peut se lire tout autant comme une concaténation de préceptes relativement indépendants les uns des autres que comme un système véritablement global. Il n’y a pas de « bonne » lecture. Même si par endroits, des propos de Sun Tzu pourront être interprétés de façons différentes selon qu’ils soient pris indépendamment ou au travers du prisme d’une idée plus générale, qu’importe : au final, chaque lecteur prendra et s’enrichira de ce qu’il voudra du traité et des exégèses qu’il pourra en lire. Il ne saurait être question de présenter « la » vraie lecture à avoir de Sun Tzu, mais seulement de proposer celles qui nous paraissent recevables.

    Et donc au grand final : Oui, Sun Tzu peut être disséqué !

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